5 témoins racontent Tsukiji

Olivier Roellinger

On peut encore parler de Tsukiji au présent, avant sa tragique fermeture en octobre : profitons-en. Tous les grands chefs et critiques culinaires du monde ont aimé Tsukiji. Quelques-uns le racontent

  • Olivier Roellinger

Dans les marchés du monde entier plane le respect dû aux hommes et aux femmes levés tôt, avant les autres, pour les nourrir. Ce respect n’est jamais aussi présent qu’à Tsukiji. C'est un lieu de culte, une cathédrale des produits de la mer. Les poissonniers sont d’une telle précision lorsqu’ils coupent le poisson qu’ils exécutent un rituel, comme des prêtres. C’est pourquoi Tsukiji est très impressionnant même pour moi, né au milieu des pêcheurs, en Bretagne, qui ai passé ma vie dans les criées. Lorsque je suis à Tsukiji j’ai l’impression d’assister à un ballet entre les chariots qui roulent d’un bout à l’autre du marché. J’admire le respect avec lequel ils traitent, rangent, alignent les produits. L’odeur aussi est saisissante : ça ne sent pas la poissonnerie. Pas d’odeur de poisson altéré, ni d'ammoniaque. Le soin, le respect, la précision et la rigueur des travailleurs sont tels que les effets collatéraux du travail du poisson ont disparu. La force de la gastronomie japonaise tient dans Tsukiji : lorsque vous allez acheter des oursins, des ormeaux, vous avez une telle multitude de propositions, de qualité, de taille, d'origine... sans parler des algues !

  • Michel Troisgros

Je me rends à Tsukiji en général en décalage horaire. J’y suis vers 3 ou 4h du matin pour profiter de l’activité du marché. C'est le choc visuel des poissons et des hommes, de leurs visages, qui me frappe à Tsukiji... Ils ont le visage de la mer. Il y a autant de variétés de poissons que d'hommes. J’adore leur art de la coupe, quand, avec des lames très longues, ils coupent le poisson en tronçon : l'un tient le manche, l'autre entoure la lame d'une serviette épaisse pour créer un va-et-vient et tailler dans l’épaisseur de la chair. Tsukiji nous rappelle que la cuisine ne se fait pas que dans son atelier. Il faut que les chefs aillent à la source, qu’ils rencontrent des poissonniers et des pêcheurs pour nourrir leur travail.

  • François Simon

Tsukiji est un endroit dont l’existence même est incroyable dans une ville comme Tokyo. C'est un lieu de vie, tandis qu'à Rungis on voit des cagettes de légumes et des poissons morts. La nourriture est vivante au Japon, alors qu'en France elle est pasteurisée, hygiénisée... La logique voudrait qu’on déplace Tsukiji, mais la nourriture ne vit que par les paradoxes et les conflits, notamment la bataille entre les bactéries et le sanitaire. Ce sont les fromages non pasteurisés qui seront toujours les meilleurs... On imagine ce que causera la perte de Tsukiji à Tokyo quand on constate ce que Paris a perdu en exilant ses Halles. Nos villes ont tant de lieux de trafics, musées, les aéroports, les gares, et il faudrait déplacer les marchés ? Une ville sans ventre est une drôle de ville.

  • Patrick Henriroux

 On commence à cuisiner avec l'oeil. Être sur un marché stimule votre créativité et vous permet de décourir de nouvelles recettes. Si le marché se déplace à Toyosu les ventes auront lieu par correspondance sur internet. Ce sont les chefs qui auront le pouvoir. Ils refuseront de se déplacer. Ils seront moins à l'écoute des poissonniers que sur le marché. Tsukiji me fait penser au marché international de Lyon. L’atmosphère a radicalement changé après la rénovation. Il y avait à cette époque un marché tripier dans lequel les travailleurs arrondissaient leurs fins de mois en récupérant des abats. Après la rénovation ces pratiques sont devenues interdites, et plus personne n’a voulu y travailler... Le monde va vers la salubrité et l’hygiène.

  • Thierry Marx

Tsukiji est tellement important dans la gastronomie japonaise que pour un chef, aller s’approvisionner là-bas est un signe de reconnaissance : cela montre que les poissonniers lui font confiance, ce qui crée un rapport hiérarchique inverse de celui des autres chaînes gastronomiques dans le monde. Pour les cuisiniers qui travaillent dans mon restaurant de Tokyo, ce lien avec Tsukiji est très important : car le poissonnier est le seul à savoir quand vendre son poisson. Il est le centre du réseau nerveux de la gastronomie japonaise, au terme des branches duquel on trouve des poissonniers, maraîchers, couteliers, restaurateurs... Il est davantage qu’un marché : c’est un lien. Si on le coupe, on coupe la gastronomie japonaise de sa source et elle risque de perdre son âme.

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