Editorial : A guichets fermés

Le Japon protège son secteur agroalimentaire par une série de mesures tarifaires et non tarifaires. Mais la filière agricole française n'est pas encore bien organisée pour l'exportation.

Ça bouillonne sous le béret de Pierre Oteiza. Cet infatigable producteur du pays basque écume les marchés de la planète pour promouvoir les produits de sa vallée des Aldudes (sud-ouest de la France) natale. Avec succès : son entreprise est passée en seize ans de trois à soixante salariés. Le Japon est sur sa carte du monde, et sur sa carte de Tendre. « Nous faisons 15% de notre chiffre d'affaires à l'étranger. Le Japon est notre principal marché à l'export. Les Japonais nous achètent tout, de notre viande fraîche à nos cerises au vinaigre. Et toutes les semaines, des Japonais visitent mes élevages en France. En plus, être distribué au Japon renforce notre réputation de maison de qualité », se félicite-t-il. Pierre Oteiza est un modèle, mais il est aussi une exception. Son succès montre le potentiel des produits français au Japon. Malgré la reconnaissance inouïe que les Japonais portent à la gastronomie française, les producteurs de l'Hexagone demeurent à la porte du deuxième marché agroalimentaire mondial (240 milliards d'euros). Pour les ambassadeurs de nos produits, le Japon protège son industrie nationale au moyen de barrières tarifaires et non-tarifaires. Les premières ont dressé un mur autour de cinq « vaches sacrées » : riz, céréales (orge et blé), sucre, produits laitiers, viande (bœuf et porc). Le riz est taxé à 778%, et le beurre à 320%. Avec de tels taux, beaucoup de producteurs ne se donnent même pas la peine de tenter leur chance. « On trouve bien du beurre d'Échiré au Japon, mais à des prix stratosphériques », explique un importateur. Les prix du beurre français sont trois fois plus cher à Tokyo qu'à Hong Kong, estime-t-il. Les producteurs de lait nippons, sanctuarisés, ne sont plus compétitifs et mettraient la clé sous la porte si les droits de douane tombaient.

Tarifaire et non-tarifaire
Les barrières non tarifaires sont multiples, et parfois difficiles à déceler : contrôles en douane très tatillons, refus d'importations d'additifs alimentaires acceptés partout ailleurs, refus de reconnaître la validité des contrôles des autorités étrangères... « L'agneau de pré-salé, élevé sur les pâturages du Mont Saint-Michel, n'est pas autorisé au Japon, toujours sous le choc de la crise sanitaire de la vache folle et de la tremblante du mouton », se désole un importateur. Grand classique de la barrière non tarifaire japonaise : l'interdiction de la lécithine de tournesol, essentielle dans beaucoup de produits de confiserie. « Elle est autorisée partout sauf au Japon, dont la confiserie utilise plutôt de la lécithine de soja », explique un spécialiste. Aujourd'hui, la part européenne dans les importations agroalimentaires du Japon n'est que de 16%, alors qu'elle est de 21% dans le monde, observe la Commission Européenne. L'agroalimentaire est l'un des sujets importants des négociations commerciales en cours entre l'Union Européenne et le Japon en vue d'un accord de partenariat économique. « C'est simple : en Europe, tout rentre, sauf exception. Au Japon, rien ne rentre, sauf exception », résume un producteur en voyage d'affaires à Tokyo. Le potentiel fait pourtant toujours rêver. « Le Japon est déjà notre premier marché hors Europe, mais nous pourrions avoir une croissance à deux chiffres si les barrières non tarifaires tombaient. Nous avons quatre fois plus de demande que d'offre ! », rêve Pierre-Emmanuel Brotelande, venu à Tokyo représenter l'association des producteurs de jambon de Bayonne dans le cadre de la mission commerciale Tastes of Europe. Pierre Oteiza lui-même raconte avoir bataillé pied à pied pour recevoir l'homologation de ses produits. « Cela a pris quatre ans. Mais mainte-nant, ça se passe bien », reconnaît-il.

Français, encore un effort !
Pour cet homme de terrain, la filière française ne s'est pas encore organisée pour l'exportation, surtout en comparaison de la concurrence italienne et espagnole. « En Australie, en Nouvelle-Zélande, aux États-Unis, la France est sous-représentée. Tout le monde ne jure que par l'exportation, mais l'État français ne va pas assez vite », avertit-il. « Nous n'avons pas encore la culture d'exportation des producteurs de jambon de Parme ou de jambon Serrano », reconnaît Pierre-Emmanuel Brotelande. « Nous avons obtenu notre indication géographique en 1998, puis nous avons bâti notre marque en nous conformant à un cahier des charges serré. Nous n'avons commencé à travailler sur l'exportation qu'en 2008 », explique-t-il. Un spécialiste français de l'agroalimentaire qui travaille au Japon explique : « Le problème spécifique de la France est que nous avons une industrie agroalimentaire où les filières ne sont pas intégrées. Si un producteur de jambon veut que ses produits soient autorisés au Japon, chaque entreprise de sa filière doit être agréée par les autorités sanitaires japonaises, de l'abattage du cochon à la salaison. Pour des producteurs importants, qui travaillent avec une dizaine d'abattoirs, c'est un effort trop important. Pierre Oteiza a une taille qui lui permet de satisfaire aux critères japonais, mais beaucoup de producteurs français ne peuvent pas l'imiter ». Un autre importateur renchérit : « Beaucoup de petits producteurs français refusent de faire l'effort très important de traçabilité exigé par les autorités japonaises. Ils vendent déjà bien ailleurs, pourquoi financeraient-ils ce qui leur apparaît comme un surcoût ? » Malik Roumane, qui dirige le distributeur haut de gamme French F&B, pointe d'autres facteurs : « Il est vrai qu'on trouve plus de salaisons espagnoles ou italiennes que françaises au Japon. Espagnols et Italiens sont-ils plus pragmatiques ? Ont-ils une meilleure stratégie ? Peut-être que leur gastronomie est aussi d'un abord plus simple, plus accessible et plus facilement consommable à la maison que la nôtre. La gastronomie française est si prestigieuse qu'elle intimide ». Signe très positif : beaucoup de produits français sont désormais mélangés à la cuisine japonaise. C'est le cas du foie gras par exemple, que les restaurants servent parfois en teppanyaki. « Une libéralisation est à double tranchant. Si les boulangers japonais pouvaient soudain acheter facilement de la farine étrangère, ils achèteraient aussi nos améliorants. Mais ils pourraient aussi acheter de la pâte à pain surgelée américaine, auquel cas ils n'auraient plus besoin de nous ! », avertit Jean-Pierre Bernardino, qui représente Puratos au Japon.

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