Que les négociations commencent

Au terme du sommet Union Européenne-Japon qui aura lieu au printemps commenceront des négociations en vue d'un accord de libre-échange. Les deux parties affichent des objectifs très ambitieux. Leur travail devrait fondamentalement changer la nature des relations entre la première et la troisième zone économique mondiale.

 

Un bon début
Ça démarre bien. En privé, Européens et Japonais ne s'entendent même pas sur le nom de l'accord qu'ils poursuivent de leurs vœux. « Le Japon devrait arrêter de parler d'APE, c'est le nom des accords que poursuit l'Union Européenne avec les pays en voie de développement ! Mais quand on leur parle d'accord de libre-échange, ils font la grimace, surtout au ministère de l'Agriculture », explique-t-on côté européen. Comment va-t-on titrer nos articles, se demandent les journalistes ?
On trouvera le titre plus tard. En attendant, Japonais et Européens se retrouveront dans quelques mois pour des négociations historiques. Celles-ci auront des conséquences extraordinaires sur les relations commerciales, mais aussi financières et politiques entre la première et la troisième zone économique mondiale. Le 29 novembre, les ministres du Commerce européens, réunis à Bruxelles, ont autorisé la Commission à négocier en vue de la conclusion d'un accord de partenariat économique entre l'Union Européenne et le Japon. Voilà dix ans que l'idée d'un accord de libre-échange est évoquée entre les deux zones. « À l'époque, ni le Japon ni l'Union Européenne n'en voulaient », se souvient Richard Collasse, qui présida aux destinées de l'European Business Council entre 2002 et 2009. Le président de CHANEL KK est souvent crédité dans les interviews pour avoir lancé le processus de rapprochement. « Côté japonais, le responsable des relations internationales du Keidanren, un certain Hiromasa Yonekura, refusait d'admettre la moindre entrave aux importations de la part du Japon. L'Europe faisait aussi la sourde oreille », se rappelle-t-il. Aujourd'hui, les positions ont complètement changé. En octobre dernier, le même Hiromasa Yonekura, devenu entretemps président du Keidanren, est allé en Europe plaider la cause que Richard Collasse était venue défendre en vain dans son bureau en 2002. Côté Europe aussi, la volonté de rapprochement avec le Japon est manifeste. La France en particulier a fait du Japon son partenaire en Asie du Nord-Est. « Lors d'un récent discours, l'Ambassadeur relevait la convergence d'intérêts entre le Japon et la France, et l'Europe. C'est exactement le message que j'essayais de faire passer il y a dix ans », explique Richard Collasse. La Commission Européenne avait fini par être séduite par cette idée, selon lui. Elle aurait même envisagé de faire passer l'accord avec le Japon avant celui avec la Corée du Sud.

Un coup de pouce coréen
C'est finalement cette dernière qui a accéléré le calendrier. L'annonce d'un accord de libre échange avec l'Union Européenne a piqué les Japonais au vif. « Ils sont venus nous voir juste après l'annonce de l'accord de libre-échange Corée du Sud-Europe en 2009. Ils ont pris peur. Le Keidanren en particulier s'est réveillé, et nous a demandé d'être traité comme leurs concurrents sud-coréens », indique un haut fonctionnaire de Bruxelles. Les Éuropéens passent leurs troupes en revue. « Nous avons sondé en interne nos industriels. Nous avons établi la liste des barrières non tarifaires. Puis nous avons procédé avec les Japonais à un exercice de périmétrage des négociations afin de savoir de quoi nous allions parler. Cet exercice a été conclu au printemps dernier », poursuit-il (au 31 mai 2012, selon nos informations). Si elle était inéluctable, l'annonce de l'ouverture des négociations le 29 novembre a été perçue comme très rapide. « Il restait de l'opposition, en particulier liées au secteur automobile. Plusieurs ministres français y étaient opposés », explique-t-on côté Bruxelles. Le lourd contexte social en France, avec les fermetures d'usines annoncées par Renault, ne facilitait visiblement pas les choses.
Les deux parties ont longtemps débattu du cadre de l'accord. Selon les Européens, Tokyo voulait un simple accord sur l'abolition des droits de douane, du type de ceux qu'a multipliés le Japon ces dernières années en Asie-Pacifique. Refus de la partie européenne, qui souhaitait quelque chose de beaucoup plus ambitieux. « Les accords négociés par le Japon sont toujours a minima. On ne touche pas beaucoup aux services, à l'investissement, pas du tout aux marchés publics », commente-t-on côté européen. Les revendications japonaises portent essentiellement sur des obstacles tarifaires, tandis que les Européens veulent principalement abattre les barrières non tarifaires.
Finalement, selon nos informations, deux accords devraient être négociés : le premier portera sur le libre-échange, et le second sera un accord-cadre politique qui englobera des questions de protection du consommateur, de concurrence, d'environnement et d'investissement. « 29 sujets ont été indiqués au terme du périmétrage », explique-t-on à l'EBC.
Dans ces négociations dissymétriques, les Japonais savent qu'ils sont attendus au tournant. Les barrières non tarifaires que leur reprochent les Européens sont beaucoup plus difficiles à identifier que les barrières tarifaires : raisons sanitaires, intérêts nationaux, clauses de sécurité peuvent être invoquées, pourquoi pas avec raison. À quoi s'ajoute le fait que beaucoup d'entre elles sont aussi subies par les entreprises japonaises.
Parmi les barrières non tarifaires, les Européens souhaitent soulever la confusion normative qu'ils relèvent au Japon. « Si la plupart des normes internationales ont bien été acceptées officiellement par le Japon, elles font tout de même souvent l'objet d'une interprétation interne spécifique, quand elles ne cohabitent pas avec d'autres normes, nationales celles-ci, qui se retrouvent en contradiction avec les premières », commente un industriel européen.

La défense
Le METI, « ministère-expert » dans les négociations, est sans repentance. Son bras armé à l'exportation, le JETRO, a publié en octobre dernier une étude au titre sans ambages : Le Japon est ouvert au monde. Celle-ci est parfois convaincante (déficit de 4 milliards d'euros dans le ferroviaire entre le Japon et l'Europe), parfois moins (le document évoque la récente percée d'Airbus au Japon, alors que l'avionneur demeure cantonné à la portion congrue dans l'Archipel). Il confond souvent exemple et essence, citant une litanie de cas sans les remettre dans leur contexte. Le METI plaide sa sincérité. « Derrière chaque règle, il y a une réalité sociale, et il est difficile de distinguer les règles inutiles des règles nécessaires. Mais il est certain qu'aujourd'hui, toutes les entreprises japonaises veulent la plus large harmonisation réglementaire possible, car elle est toujours meilleure en terme de coûts de production. L'autre certitude, c'est que l'avenir du Japon est sur les marchés étrangers. C'est pourquoi nous devons changer et harmoniser nos règles. Croyez-moi, tout le monde a compris ça ».
Ces négociations sont perçues comme historiques par les deux parties. Japonais comme Européens les abordent avec un grand optimisme. Et avec de grandes ambitions, qui dépassent le strict cadre commercial. L'accord fait l'objet d'un réel consensus parmi les cercles dirigeants nippons, contrairement au très controversé TPP, l'accord régional Asie-Pacifique qui serait le pendant de l'APE. « Nous voulons vraiment un accord. Le premier Ministre Yoshihiko Noda était très volontariste sur ce sujet. Hiromasa Yonekura s'est rendu en Europe en octobre malgré son emploi du temps chargé. Cela vous montre bien qu'il y a union sacrée autour de ce sujet », indique-t-on au METI. Côté européen, on avance prudemment. Comme l'a fait entendre le ministre de l'Économie Pierre Moscovici lors d'une récente visite au Japon, les négociations seront assorties de « courroies de rappel » et de rendez-vous pour s'assurer que les Japonais remplissent leur part des obligations.
En privé, les chefs d'entreprise européens conservent une certaine prudence. Le coup de l'« ouverture du Japon », on leur a déjà fait. Le Japon est un pays en réalité plus fermé que l'Europe, si l'on s'en tient aux chiffres : les importations représentent 17% de la demande intérieure de l'Union Européenne, contre 6% de la demande intérieure nippone, selon la Commission Européenne. Aux barrières tarifaires et non tarifaires s'ajoute la force de l'habitude. « Évidemment, tout accord va dans le bon sens. Mais beaucoup de barrières sont culturelles, et ne tomberont pas avec un accord. Même la barrière de la langue est toujours là. Parfois, il vaut mieux parler avec l'accent de son interlocuteur dans une négociation » explique Jean-Jacques Lavigne, qui représente FIVES au Japon. Le groupe a racheté deux sociétés dans l'Archipel. S'il n'a qu'une petite activité commerciale au Japon, il a pour clientes des entreprises japonaises... à l'étranger. « Pour s'imposer sur le même créneau que des entreprises japonaises en tant qu'étranger, la différence de prix doit vraiment être très importante », estime-t-il.

Un doute institutionnel
Le grand doute des négociateurs européens repose sur la véritable influence des négociateurs côté japonais. « Les rôles sont répartis ainsi : le ministère des Affaires Étrangères négocie, le ministère de l'Industrie apporte son expertise. Mais ils doivent ensuite faire accepter l'accord par les ministères techniques (Santé, Agriculture, Transports...) qui pour leur part considèrent qu'ils n'ont rien à changer » explique un chef d'entreprise très impliqué dans les négociations. « Le ministère de la Santé a un surnom: la forteresse... », murmure-t-il en baissant les yeux. Un autre : « les ministères techniques ont mis en place des comités sectoriels qui créent les barrières non tarifaires à la demande des industriels locaux. Et le gouvernement s'appuie sur eux pour déterminer sa position ! » « Le METI et le MOFA sont des facilitateurs. Mais le Japon a compris qu'il ne pouvait pas continuer comme ça. Bientôt, les automobiles sud-coréennes entreront en Europe sans droits de douane. Les constructeurs japonais ne peuvent pas se permettre un tel surcoût sur le très important marché européen », veut croire Richard Collasse. Au METI, on balaie ces inquiétudes : « Le bureau du Premier ministre suit les négociations directement. Une fois que l'accord sera conclu, les ministères techniques devront suivre ».
Pour répondre par les actes à ces critiques, depuis deux ans, les Japonais font preuve de leur bonne foi en s'attelant à supprimer des barrières non tarifaires. Sous l'administration Noda, le sujet était traité par le Comité de Revitalisation du Gouvernement, en charge des négociations, présidé par le Premier ministre et le vice-Premier ministre. Exemple : l'interdiction d'importer du bœuf européen, toujours en vigueur dans l'Archipel après la crise de la vache folle, alors que les normes de vérification européennes sont plus strictes que les normes japonaises. Le problème devrait être résolu au printemps. Sur d'autres sujets (homologation des médicaments et du matériel médical, normes automobiles, appels d'offres), les Européens ont constaté des progrès manifestes. Autre facteur d'optimisme : le front japonais n'est pas aussi uni qu'il y paraît. Les Européens ont des alliés au Japon. Si les ministères techniques et les lobbys sont vent debout contre un accord de libre-échange, toute une partie du Japon est pour. Le Keidanren est aux côtés des Européens pour favoriser le commerce, fût-ce au détriment de certains de ses membres. Au METI, on se félicite en privé de cette négociation avec une partie étrangère qui, espère-t-on, débloquera l'économie japonaise « en interne ». Certains industriels directement menacés, comme l'industrie pharmaceutique par exemple, se réjouissent de ces négociations, car eux aussi sont soumis aux turpitudes dénoncées par leurs concurrents étrangers : bureaucratie excessive, vexations... « Ils ont besoin des étrangers pour se plaindre, car ils n'osent pas se confronter directement à leur ministère de tutelle », commente-t-on côté européen.
Mais les Européens non plus ne sont pas unanimes, et les Japonais « anti-accord » pourront y recruter des soutiens. « Il y a évidemment une part de mauvaise foi de la part des Européens. Ce qu'ils appellent non tarifaire est parfois un manque de compétitivité de leur part pour séduire le marché japonais », commente un des principaux patrons européens de l'Archipel. « Il y a quatre fois plus de PME allemandes au Japon que de PME françaises », remarque un autre, regrettant le manque d'appétence des entreprises françaises pour le Japon.
« Notre accord sera beaucoup plus ambitieux que celui avec les Sud-Coréens. La Corée du Sud avait des problèmes tarifaires à résoudre. Ils exportent beaucoup de produits manufacturés. Pas nous », explique un négociateur côté japonais. Les deux parties s'entendent déjà sur un point : le potentiel commercial entre l'Union Européenne et le Japon n'est pas pleinement exploité. Loin de là. « En 2011, le montant des échanges de biens entre le Japon et l'Union Européenne était de 116 milliards d'euros, alors que l'Europe échange pour 445 milliards avec les États-Unis, 428 milliards avec la Chine et 307 milliards avec la Russie », remarque Duco Delgorge, président de l'European Business Council. Le Japon représente 6% des importations européennes et reçoit 4% des exportations européennes. L'Union Européenne représente 10% des importations du Japon, et absorbe15% des exportations japonaises. L'Union Européenne représente un tiers de l'économie mondiale, et le Japon 11%. À eux deux, ils représentent 22% du commerce mondial. Toute levée globale des barrières entre les deux aurait un effet tellurique sur l'économie mondiale. Cet effet a été chiffré : selon la Commission, il sera de 33 milliards d'euros pour les consommateurs européens, et de 18 milliards pour les consommateurs japonais. Avec le meilleur accord possible, les exportations de l'Europe vers le Japon bondiront de 50%, et celles du Japon vers l'Europe de 30%. Pour certains secteurs, les exportations pourraient doubler (la pharmacie par exemple).
Les Européens assurent qu'ils vérifieront à chaque étape les progrès de l'autre partie. Côté japonais, le lendemain du feu vert des ministres du Commerce européens le 29 novembre, le principal quotidien du pays, le Yomiuri appelait à la prudence, expliquant que les négociations commerciales consistaient à « rechercher des points de compromis tout en protégeant certains produits et certaines industries ». Les négociateurs estiment qu'il faudra au moins trois ans, et pas plus de cinq ans, pour aboutir à un accord. La partie commence.

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