2 ans après
Le Tohoku s'interroge toujours sur sa reconstruction
Yu Momma a failli laisser tomber. Ce jeune diplômé de la prestigieuse université de Waseda, à Tokyo, était rentré dans sa ville natale d’Ishinomaki, dans le Tohoku, pour soutenir scolairement les jeunes en difficulté de la région. Il a organisé des cours de soutien dans un refuge de la région. Quand le refuge a fermé, il s’est demandé s’il ne devait pas rentrer à Tokyo. Un de ses élèves l’a retenu en lui expliquant : « Le tsunami m’a sauvé. Avant lui, mon père alcoolique me battait. Et c’est dans le refuge que j’ai enfin trouvé des gens à qui parler. » Depuis, Yu Momma s’est installé pour de bon à Ishinomaki. Grâce à lui, l'enfant battu se bat. Il rêve de devenir éducateur.
Des anecdotes comme celles-ci, forgées par la triple catastrophe (séisme, tsunami, accident nucléaire) du 11 mars 2011, il en fleurit plein les décombres du Tohoku. Écoutez Hiroshi Tsuno, pêcheur à Ishinomaki, quand il évoque le rejet par les pêcheries de 50.000 tonnes de poisson avarié à la mer après le tsunami : « 370 millions d'euros de perdus. Mais on l'a fait ensemble, et on est redevenus solidaires ». Ou Shuichi Kanno, pêcheur du village de Rikuzen-Takata. Quand il a compris que le tsunami arrivait le 11 mars, il a foncé au large pour prendre la vague de vitesse et sauver son bateau. « J'étais assuré bien sûr, mais sans pêcher, comment vivre ? ». Le tsunami a tout bouleversé. « Mais il m'a permis de changer », dit-il. Il shunte la coopérative locale pour vendre son poisson en direct. Il s'est reconverti avec succès dans la pêche à l'hirotatsubu, un coquillage si amer que les pêcheurs le rejetaient à l'eau avant lui. Il va construire une usine de boîtes de conserve pour se déveloper. En réalité, le Japon tout entier a vu dans le 11 mars une épreuve dont il sortirait grandi. C'était l'adversité qui forme le samouraï. Architectes, savants, planificateurs firent du Tohoku une feuille blanche. Ils y dessinaient des "villes compactes intelligentes" alimentées à l'hydrolien et au solaire. Ils y rationalisaient l'agriculture et la pisciculture. « Pas de paperasse, on agit », s'enthousiasme Gota Matsumura. Ce jeune entrepreneur a fondé Ishinomaki 2.0, une start-up qui bourdonne de projets pour relancer le port d'Ishinomaki. « Les jeunes viennent et s'installent, fondent un café, un salon de massage, une boulangerie », s'enthousiasme-t-il. « Nous voulons accueillir l’accélérateur linéaire de particules international dans nos montagnes ! », martèle Toru Kikawada. Ce député du Tôhôku a perdu sa femme, son fils aîné, ses parents et son secrétaire particulier dans le tsunami. Chaque week-end, il quitte Nagatacho, l’opulent quartier politique de Tokyo, pour sa circonscription, où il occupe encore un logement préfabriqué.
Car le Tohoku vit encore dans le temporaire. « Nous sommes dans la phase projets. Nous avons dû gérer l'urgence, rétablir les infrastructures, nettoyer les débris, et reconstruire en même temps », explique Yoshio Ando, un cadre de l'Agence de reconstruction. Selon lui, 60% des débris ont déjà été déblayés. Sur le terrain, le visiteur est plongé dans le chaos de la reconstruction. « Pharaonique » est trop faible pour rendre le chantier qu’est devenue la région. Des bétonneuses la sillonnent en permanence, traversant un paysage hérissé de grues frénétiques. Première priorité : renforcer le littoral pour éviter qu'une catastrophe pareille ne se reproduise. À Ishinomaki, première rade d’Asie, les pyramides de déchets qui s’alignaient devant la mer ont fait place à des centaines de tétrapodes en béton qui iront renforcer la digue. À Rikuzen-Takata, ville martyre du tsunami, le sol sera relevé de cinq mètres sur une distance d'un kilomètre dans les terres. Sur ce terre-plein, les constructeurs vont ré-ensabler la plage aujourd’hui engloutie, replanter la pinède de 70.000 arbres qui protégeait les rizières du vent marin, et planter un « parc de la mémoire » de 125 hectares. Une poignée de bénévoles a déjà replanté le tronc mort d'un pin, aux racines pourries par l'eau de mer, et lui a greffé des branches en plastique pour en faire un monument. « C'est pour donner espoir », explique Muneyoshi Nagata, un des bénévoles. Autour de Kamaishi, ancien fief de l’industrie navale, le mur sous-marin le plus haut du monde (63 mètres) censé briser l’élan des flots, sera reconstruit à l’identique. Il coûtera au moins 500 millions d'euros. Peu importe que son efficacité ait été largement mise en doute après le tsunami du 11 mars. « Il a sauvé des vies », oppose Yoshio Ando.
Telle une armée d’occupation, les ouvriers sont seuls et partout dans le Tohoku, faisant travailler les restaurants, les hôtels, les bars et les salles de jeux où ils vont déverser leur paie du jour. Cette déferlante de béton a donné de l’emploi à presque tout le monde. Mais elle a deétabilisé les autres industries, en particulier celle de la pêche. Il y a trois fois plus d’offres d’emplois que de demande dans le bâtiment, tandis qu’il y a deux fois moins d’offre que de demande dans l’agroalimentaire, note l’Agence de Reconstruction. « On ne trouve plus de jeunes » expliquent les pêcheurs et les paysans. Le chantier du Tohoku est tel qu'il a vidé le reste du pays de ses ouvriers en bâtiment. À Tokyo, le salaire journalier des ouvriers spécialisés flambe. Les préavis des chantiers s’allongent.
Et pourtant le temps semble pourrir et se corroder depuis deux ans dans la région. Il reste aujourd'hui 316.000 réfugiés, sur 342.000, qui vivent dans des cabanes de fortune. Le long des routes, les quartiers de préfabriqués alternent avec les terrains vagues où apparaît encore le tracé des maisons arrachées à leurs fondations. Les travaux sont gênés par la spéculation immobilière entre opérateurs privés, qui gène les programmes de reconstruction. « Il suffit qu'un propriétaire refuse de vendre son terrain pour que notre programme d'urbanisme tombe à l'eau », s'insurge Futoshi Toba, maire de Rikuzen-Takata. Toute la journée, il s'échine à construire des logements pour 1000 familles dans sa commune. « 90% des villageois vivaient dans des maisons. Pour eux, aller en HLM est terrible », explique-t-il.
Et puis il y a le soupçon. La production agricole et piscicole du Tohoku, jadis surnommé "le grenier du Japon" pour la richesse de ses sols et de ses mers, a toujours mauvaise réputation. « Tous les jours à 4 heures du matin, je contrôle mon poisson. Si la radioactivité dépasse 10 becquerels par kilo, je ne le vends pas, alors que la limite au Japon est de 100, et que le Codex international tolère 1000 becquerels pour les produits alimentaires ! », explique Hiroshi Tsuno, un des pêcheurs d'Ishinomaki. Malgré un luxe de précautions, la mauvaise réputation demeure. « À Tokyo, nos produits sont parfaitement acceptés. À Osaka, moins, À l'étranger, pas du tout », se lamente Michihito Matsumoto, de chez Kinoya, le roi du maquereau en boîte, aussi à Ishinomaki. La seule usine de Kinoya avait été emportée par le tsunami. La direction a contracté un prêt et va en rouvrir deux, flambant neuves. « Il va falloir reconquérir les rayons des supermarchés. Ca va être dur », prévient-il.
enfin, et d'abord, il y a Fukushima, cœur malade du Tohoku. La fameuse piscine numéro 4 de la centrale nucléaire Dai-Ichi, dans laquelle reposent 1535 barres de combustible, est toujours vulnérable à une secousse de grande amplitude qui replongerait le pays dans la catastrophe. La centrale elle-même est cernée par une zone d'exclusion d'un rayon de vingt kilomètres. Sur les cartes officielles, la radioactivité, dispersée par le vent, apparaît, capricieuse, en tâches de léopard. Certaines zones semblent perdues, d'autres seront bientôt rouvertes. Mais comment vivre dans une zone où il faut slalomer entre ce qui est radioactif et ce qui ne l'est pas ? Pourtant la nostalgie tient bon. Koharu Yoshida, une réfugiée du village de Namie, en pleine zone contaminée, vit aujourd'hui dans la ville de Fukushima. Elle explique : « Tous les six mois, je retourne chez moi chercher des papiers, des souvenirs. Je fais un peu de rangement. Mais la maison se délabre. Il y a des rats. L'eau fuit. Je ne pourrais plus y habiter, je crois. Mais je veux rentrer à Namie. Même si je dois attendre trente ans. C'est ma ville ». Un retour est-il possible ? « Globalement, je suis optimiste. Les forêts et les montagnes de Fukushima sont toujours contaminées, mais le bord de mer est décontaminé. Mais même si on décontamine tout, on ne pourra pas revenir à avant. Nous devons apprendre à vivre avec le risque nucléaire », martèle le professeur Hiroshi Suzuki, de l'Université de Fukushima.
Avant, c'était avant le 11 mars 2011. La production de la région est bien revenue au niveau d’avant mars 2011, mais elle est encore largement inférieure à celle de 2005, peut-on observer dans les statistiques de l'Agence de Reconstruction. Jusqu'à la catastrophe, La région périclitait doucement, attirant seulement les retraités qui aspiraient à une vie tranquille, loin des mégalopoles japonaises. La lame de fond démographique, qui transvase la jeunesse des campagnes vers les villes, vient de très loin et ne s’arrêtera pas. Rikuzen-Takata avait 24.000 habitants le matin du 11 mars 2011. Elle en a perdu 1800 lors du tsunami. 2200 autres sont partis depuis. Dans son bureau, Futoshi Toba parcourt des yeux le plan de sa ville, pointe la rue commerçante en construction, le nouveau parc à venir, la gare. « Il faut faire une ville nouvelle ici », dit-il.