Dans les palais du monde
La gastronomie et l'agroalimentaire japonaises partent à la conquête de la planète. Toute résistance est inutile.
Araki
Autour de cette immense table qu'est Tokyo, les Japonais gastronomes ne se posent cet hiver qu'une seule question : « Mais où est passé Araki ? » Ce chef sushi d'une cinquantaine d'années, sans conteste le plus doué de sa génération, a fermé son établissement de Ginza pour partir ouvrir à Londres. Mais ce réfugié gastronomique a dû repousser la date de l'ouverture, pour cause de retard dans les travaux. Il a donc réouvert pour trois mois un restaurant à Tokyo en catastrophe. Lorsqu'il a ouvert les réservations, il a affiché complet pour trois mois en... deux heures !
Cette anecdote traduit l'extraordinaire poussée gastronomique du Japon aujourd'hui. Imitant Joël Robuchon ou Alain Ducasse, qui ont mondialisé leur savoir-faire et ouvert des tables sur toute la planète, les grands chefs japonais leur emboîtent le pas. À Cancale (Bretagne), le chef Raphaël Fumio-Kudaka a obtenu une étoile en trois ans en mêlant saveurs françaises et japonaises à La table de Breizh Café. Début décembre, Masahiro Yoshitake, un chef sushi japonais, a reçu trois étoiles Michelin pour son restaurant de sushis Yoshitake à Hong Kong. L'établissement ne compte que six sièges et offre un menu omakase à 3500 dollars hongkongais (48.000 yens). « Des investisseurs chinois voulaient faire des menus à 5000 yens, estimant que jamais la clientèle locale ne paierait aussi cher pour du poisson cru. Erreur », raconte un proche du restaurateur. Toru Okuda, cinq étoiles au compteur à Tokyo, a ouvert Okuda fin septembre à Paris. Il ne désemplit pas. Le succès de ces établissements démontre que la cuisine japonaise, si intimement liée au terroir, est transposable, non pas dans sa pureté mais au moins dans la pureté de son exécution ; et que les palais du monde entier attendent des Japonais qu'ils ne fassent aucune concession. L'écart gustatif entre la cuisine japonaise au Japon et dans le reste du monde est en train de se combler.
Les étrangers du secteur ont pris note. French F&B retourne sa veste japonaise. En 2014, cet importateur de produits fins dans l'Archipel va étudier les possibilités d'exporter la production japonaise. « Nous avons beaucoup de demandes, de Hong Kong à Dubai », explique son représentant à Tokyo, Malik Roumane. L'agroalimentaire japonaise a mis le cap sur le reste du monde. « Ca y est : manger japonais n'est plus compliqué ni exotique. C'est une gastronomie complète », observe Malik Roumane.
Industrie
En revanche, le volet industriel de la conquête est moins bien engagé pour le Japon. C'est d'autant plus regrettable que le Japon dispose d'une gamme de plats populaires très vaste pour combler sa haute cuisine : ramen, gyozas, tempuras... Avec le bon format, une société pourrait devenir le Toyota de l'agroalimentaire. Mais il est à craindre que les étrangers le feront pour eux. Aucun groupe japonais d'agroalimentaire n'atteint, ni en taille, ni en rentabilité, les mastodontes européens et américains. « Le retour sur fonds propres du brasseur In-Bev est de 16% ; celui de Kirin est de 0,8% », observe un avocat d'affaires. Aucun n'a acquis les capacités de marketing nécessaires pour établir des marques au niveau mondial. Où sont les Nutella, Twix, McDonald's, Heineken japonais ? « Nous n'allons pas assez vite dans notre mondialisation », se lamente un cadre d'Ajinomoto, pourtant une des sociétés japonaises les plus téméraires du secteur. « L'offre japonaise de plats cuisinés est très faible, si on la compare à celle qu'on trouve dans les supermarchés en Grande-Bretagne ou en France », relève un industriel. Jean-Pierre Bernardino, de Puratos, nuance : « Nos clients investissent beaucoup en Asie. L'image de l'agroalimentaire japonaise demeure excellente. L'attrait du made in Japan reste très fort en Asie, où les pâtissiers ne cessent d'imiter ce que font les Japonais. Ils peuvent encore réussir leur internationalisation ».