Analyse : Les militaires assurent le service

Le Japon a desserré le carcan institutionnel qui lui interdisait d'exporter des armes. Mais ses industriels ne sont pas prêts. 

Le 17 juillet, le tout nouveau Conseil National de sécurité japonais (NSC) s’est réuni à Tokyo afin de négocier un virage historique pour plusieurs géants de l’industrie japonaise. L’institution, créée à l’initiative du Premier ministre Shinzo Abe, a officiellement autorisé le groupe Mitsubishi Heavy (MHI) à fournir à l'américain Raytheon des gyroscopes qui équiperont les systèmes de navigation des missiles Patriot (PAC-2) devant être livrés au Qatar. Avec cette décision, le NSC a confirmé que les entreprises de l’Archipel auront désormais le droit, sous certaines conditions, d’exporter du matériel militaire ou de participer, avec d’autres nations, au développement de grands programmes de défense.
Depuis des décennies, ces ventes et partenariats avaient été, à l’exception de rarissimes contrats, totalement prohibés par l’exécutif nippon, qui entendait faire respecter les principes pacifistes adoptés par le pays après la Seconde Guerre Mondiale. Mais cette interdiction a été assouplie sous l’impulsion du gouvernement Abe, qui pointe un nouveau contexte international et souhaite que le Japon puisse rapidement améliorer la qualité de ses équipements militaires.
La poignée d’industriels et de fabricants d’électronique impliqués dans la production de composants militaires ne pouvaient jusqu’ici compter que sur les seules commandes des Forces d’autodéfense lorsqu’ils développaient leurs équipements, et ne pouvaient dès lors pas profiter des économies d’échelle que seules les grandes séries permettent. Leader sur le marché japonais de la défense, MHI n’est ainsi qu’un nain à l’échelle mondiale. Selon les statistiques duStockholm International Peace Research Institute(SIPRI), il n’était, en volume de ventes, que le 29ème producteur de la planète en 2012 avec seulement 3 milliards de dollars de contrats.

MHI en avant
Plaidant depuis des années pour cette ouverture à l’international, les industriels du pays ont multiplié les initiatives ces dernières semaines pour profiter de cette « révolution ». En juillet, Mitsubishi Electric a ainsi obtenu le feu vert du NSC pour participer à un projet d’amélioration des performances du missile Meteor actuellement développé par le consortium européen MBDA afin d’équiper le chasseur F-35 de Lockheed Martin, dont Tokyo a d’ailleurs commandé plusieurs dizaines d’exemplaires. Ayant signé un accord de partenariat, les Britanniques et les Japonais veulent tester des capteurs nippons qui pourraient théoriquement affiner la précision du missile à longue distance. À la suite de la signature, début juillet, d’un pacte de coopération militaire avec l’Australie, les industriels nippons espèrent aussi être prochainement associés au gigantesque programme de renouvellement de la flotte de sous-marins programmé par Canberra. Ils comptent notamment vendre le système de propulsion réputé discret qui équipe les sous-marins de la classeSoryudes Force d’autodéfense.
Travaillant sur un partenariat similaire, qui pourrait être signé avant la fin de l’année, la France envisage, elle, un projet de développement de drones associant des industriels français et nippons. « Il y a des besoins communs et nous sommes prêts à partager nos compétences. Le principal sujet de préoccupation des Japonais est de savoir à quel pays nous exportons », expliquait, fin juillet à Tokyo, le ministre français de la Défense Jean-Yves Le Drian à l’issue d’un entretien avec son homologue nippon Itsunori Onodera. Dans l’entourage du responsable français, on évoque des discussions sur différents types de drones terrestres, sous-marins ou aériens, et l’on pointe les intérêts potentiels de Thalès, Safran, Airbus ou encore Dassault. « Le débat est très ouvert mais nous ne sommes qu'au début des discussions », a toutefois modéré Jean-Yves Le Drian. Si la stratégie de Shinzo Abe va bouleverser la donne pour les industriels nippons, le Japon ne devrait toutefois pas muer en un géant mondial de la défense avant des décennies. Chaque accord de partenariat ou chaque contrat va devoir être épluché dans les prochaines années par le NSC et l’exécutif, sous le regard vigilant de l’opinion publique nippone, pour garantir qu’il ne viole pas la philosophie pacifiste du pays. Tokyo a, en effet, promis que les ventes d’équipements militaires ne pourraient se faire qu’à des nations ne représentant pas de menace pour la paix et la sécurité mondiale.
Les industriels nippons promettent, eux aussi, de ne pas se précipiter. Les conglomérats présents sur ce « nouveau » marché ne voudraient pas que leur percée sur le marché de la défense nuise à leurs autres intérêts économiques. Ils prendront soin de ne pas trop braquer Pékin, qui ne manquera pas de s’offusquer bruyamment à chaque annonce d’un partenariat militaire entre le Japon et une autre nation.



Une nécessaire ouverture

La recherche de partenariats et l’autorisation d’exporter de l’armement par le Japon sont d’abord des manières de réduire rationnellement les dépenses militaires du pays. Les Japonais espèrent ainsi réduire les coûts de développement et optimiser leurs coûts de production. Ce souci d’économie est devenu si important que les deux ministères de la Défense japonais et français ont publié une brochure commune sur les ressources humaines, gros foyer de coûts au Japon en particulier. « Le TRDI, l’Institut de Recherche et de Développement Technique du ministère de la Défense japonais, ne peut financer que des programmes nippons. Les coopérations industrielles avec des acteurs étrangers seront une manière de contourner cette exigence », explique un militaire.
Les enjeux sont énormes pour l’industrie européenne de la défense, qui demeure exclue de l’énorme budget militaire japonais, « chasse gardée » des États-Unis. La défense anti-missile ainsi que l’aviation de combat sont perçues comme des secteurs imprenables aux Américains. Les industriels japonais aussi ne voient pas cette ouverture d’un bon œil. Habitués à répondre, voire à rédiger, les appels d’offres du ministère de la Défense sans véritable concurrence entre eux, ils estiment que les étrangers leur ôteront le pain de la bouche. Mais l’atmosphère a changé à Tokyo. « Le ministère de la Défense en veut davantage pour son argent. Les sous-marins produits au Japon et vendus 600 millions de dollars pièce coûtent 30 à 50% plus cher que les mêmes machines en Occident », relève un diplomate européen. CY

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