Analyse : riz amer

Le gouvernement n’ose pas affronter les millionnaires du riz.
Lorsque les premiers articles sont apparus fin novembre, les détracteurs les plus sévères de la stratégie de Shinzo Abe se sont tus. Comme estomaqués par tant d’audace. Après avoir semblé peiner à concrétiser ses premiers projets de réformes structurelles, troisième flèche des Abenomics, le premier ministre aurait finalement décidé d’affronter le puissant lobby agricole en démantelant le programme historique de subvention aux riziculteurs de l’archipel, baptisé gentan. Il avait osé. « Tout le monde s’est trompé, sauf le journal de l’union des coopératives agricoles JA. Lui a bien compris qu’il n’était nullement question d’annuler le programme d’aides dont il bénéficie largement”, révèle Kazuhito Yamashita, un chercheur du Canon Institute for Global Studies qui a passé 30 années au ministère de l’Agriculture.

Flattant depuis la fin de la Seconde guerre mondiale sa base rurale, le Parti libéral démocrate (PLD) a toujours particulièrement protégé les riziculteurs des évolutions du marché intérieur et du marché international. Il leur garantit, quelle que soit la conjoncture, un niveau de revenus stable et satisfaisant. Le pays a donc fermé ses frontières aux productions étrangères compétitives. Il a ainsi déployé, dans les années 90, de hautes barrières douanières tarifaires. Les importations de riz thaïlandais se voient par exemple imposées plusieurs taxes équivalentes à 778% du prix initial de la céréale.
L’État a aussi multiplié les initiatives pour accompagner le rétrécissement du marché intérieur qui aurait dû, logiquement, entraîner une baisse des prix. L’an dernier, les Japonais n’ont mangé en moyenne, que 56 kilos de riz par personne contre 118 kilos au début des années 1960. Pour compenser cet effondrement de la demande, l’État a organisé une réduction graduelle de la production. Une fois par an, l’administration évalue les volumes qui seront achetés dans le pays et incite les fermiers à réduire d’autant les surfaces de leurs rizières. Ceux qui acceptent de restreindre la taille de leurs champs, donc de leur récolte, se voient offrir une compensation d’au moins 150.000 yens par hectare « abandonné ». Ce versement se poursuit tant que l’agriculteur affirme poursuivre une activité. Il peut par ailleurs utiliser ses anciennes terres consacrées au riz pour d’autres cultures, sans perdre les aides, voire en touchant, parfois, des fonds complémentaires.

Pour Kazuhito Yamashita, le gentan a des effets dévastateurs. Il coûte 500 milliards de yens par an d’argent public, et un surcoût de 500 milliards de yens pour les consommateurs nippons. « Soit 1.000 milliards chaque année pour une production totale de riz de 1.800 milliards de yens”, résume l’expert. Surtout, explique-t-il, ce système a gelé tout effort de modernisation dans les campagnes de l’Archipel. Encouragés à produire moins, protégés de la concurrence, les agriculteurs ne font aucun effort pour doper leurs rendements, ridicules par rapport aux autres nations d’Asie. Beaucoup de paysans ont démarré des activités annexes, et se contentent d’entretenir chaque week-end leur parcelle de riz pour continuer à toucher les subventions. Refusant d’abandonner leurs terres, ils ont aussi empêché les projets de remembrements qui auraient permis l’émergence de plus grandes exploitations plus rentables. Le territoire est donc découpé en 1,2 million d’exploitations d’une taille moyenne désormais inférieure à un hectare. Et l’agriculture japonaise a perdu toute compétitivité à l’échelle mondiale. Un désastre.

Si ce système d’aides scandalise les partenaires commerciaux du Japon, qui réclament sa refonte dans le cadre de la négociation du partenariat transpacifique (TPP), il semble pour l’instant gobé par l’opinion publique et peu contesté par les élites politiques des grands partis. L’ancienne majorité PDJ l’avait d’ailleurs légèrement amendé en 2010 (en fait en le rendant encore pire), et c’est uniquement cette récente modification que le gouvernement de Shinzo Abe a annoncé qu’il allait supprimer. « En un mot, l’annonce d’une réforme est une vaste falsification », s’emporte l’expert Kazuhito Yamashita.

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