(Dé)construction

Le bâtiment n’est plus ce qu’il était

Drogué à la construction, le Japon ? L’activité frénétique des grues dans les centres-villes du Japon pourrait faire croire que cette industrie vit un âge d’or. En 2013, le Parti Libéral Démocrate (PLD), de retour aux affaires, traditionnellement lié au bâtiment, s’est empressé de faire adopter un Plan de renforcement de la patrie. Budget : 200 trillions de yens de remise à niveau des infrastructures. Comme si cela ne suffisait pas, l’État fourmille de nouveaux projets : extension des principaux aéroports du pays, tirage des lignes de shinkansen et des autoroutes qui irriguent la circulation de Tokyo, nouvelles lignes de chemin de fer Maglev... La construction doit aussi répondre aux commandes délirantes engendrées par la reconstruction du Tohoku. Selon les propres chiffres de l’Agence de Reconstruction, la triple catastrophe de Fukushima (un séisme, un tsunami, un accident nucléaire) a entraîné 16.900 milliards de yens de dégâts ; mais le budget affecté à sa reconstruction (2012-2016) était officiellement à l’origine 25.000 milliards. Ce budget a probablement déjà été épuisé. Il devrait finalement se chiffrer à 28.000 milliards. Sur place, dans le Tohoku, le magnifique littoral a été littéralement emmuré sur des centaines de kilomètres. Une armée d’ouvriers continue de nettoyer la centrale de Fukushima Dai-Ichi en sachant qu’elle ne reprendra jamais. La politique de retour des habitants est pour l’instant un échec complet.
Autre chantier pharaonique : celui des Jeux Olympiques de Tokyo. Les précédents J.O. organisés par la capitale nippone en 1964 avaient donné le coup d’envoi du passage d’une infrastructure de pays en développement à celle d’un pays développé. L’édition 2020 sera en comparaison modeste, mais tout de même pharaonique. Le Comité Olympique avait chiffré à 383 milliards de yens les dépenses affectées aux infrastructures olympiques ; ce montant a grimpé à 780 milliards, que le gouvernement tente de réduire à 400 milliards en utilisant davantage les infrastructures existantes.

Drogue dure
Alors, âge d’or de la construction ? L’Archipel a longtemps été dépendant à l’industrie du bâtiment. En 1972, le Premier ministre Kakuei Tanaka lance une politique de grands travaux qui bouleverse son pays, faisant bondir de 34% les mises en chantier en 1973. L’industrie de la construction représente alors un quart du PIB. Les échotiers trouvent un nom à cette politique économique : Doken Kokka, l’État bâtisseur ! Cette frénésie durera vingt ans, jusqu’à l’éclatement de la Bubble spéculative et immobilière. En 1993 les dépenses de construction atteignent un plus-haut historique de 84 trillions de yens.
Vingt ans plus tard, l’administration Abe a bien redonné un peu de tonus à cette industrie, mais elle ne renouera probablement jamais avec le lustre d’antan. Passées au laminoir sous le Premier ministre Junichiro Koizumi et les gouvernements qui lui ont succédé, les dépenses de construction annuelles tournent autour de 50 trillions selon le ministère du Territoire. Soit le niveau de la fin des années 70. Ces dépenses sont à 40% consacrées à l’entretien des infrastructures existantes, non à de nouvelles constructions. La part de la construction dans l’économie japonaise est d’environ 8%. Cette dégringolade a été parallèle à celle du prix des terrains, en baisse quasi-ininterrompue depuis 1992.

L’âge de raison ?
Cette « normalisation » a poussé l’industrie sur la voie de la consolidation. En 2000, l’Archipel comptait environ 600.000 entreprises du bâtiment ; elle ne sont plus que 470.000. La part de marché des Big 4 du secteur (Obayashi, Kajima, Taisei et Shimizu) est passée de 10 à 14% selon un rapport de CLSA. Pour mettre leurs fournisseurs en concurrence, les constructeurs de premier rang ont davantage recours à l’appel d’offres qu’à de simples commandes.
Mais l’industrie japonaise du bâtiment fonctionne toujours selon une logique d’expansion à bas coûts et non de pérennisation. En 2006 le Premier ministre Yasuo Fukuda a bien prétendu favoriser la construction de « maisons de 200 ans » au travers d’une politique fiscale favorable au bâti « durable » ; trop peu ambitieuse, cette politique dix ans plus tard montre ses limites. Les nouveaux bâtiments qui surgissent actuellement dans le ciel du centre-ville de Tokyo, autour du totémique Sky Tree, frappent par leur médiocre qualité et, fait nouveau, leur laideur. « Aujourd’hui une maison individuelle n’a plus aucune valeur après trente ans, et un appartement ne vaut plus rien après quarante ans » déclare Jiro Yoshida, de l’université Penn, au blog Freakanomics. Cette manière de penser est à terme suicidaire. « Les Japonais se plaignent de la baisse continue du prix des terrains. Mais comment pourrait-il en être autrement ? Pour que la valorisation immobilière ait lieu, il faut que l’offre soit limitée. C’est pourquoi les terrains à Manhattan ou Paris, restreints géographiquement, sont en hausse perpétuelle. Mais dans les grandes villes japonaises la construction de toujours davantage d’immeubles de plus en plus haut rend ce phénomène de valorisation impossible », se lamente un agent immobilier japonais. L’industrie du bâtiment est sortie de l’âge d’or. Elle n’est pas, loin de là, entrée dans l’âge de raison.

Inarrêtable Maglev
Le Maglev, nouveau train à grande vitesse en lévitation, n’est pas seulement une fierté pour l’industrie ferroviaire nippone. Il est aussi un formidable défi pour l’industrie de la construction. Le premier tronçon reliera Tokyo à Nagoya en moins de 40 minutes en empruntant une route de 286 kilomètres constituée dans sa quasi-totalité (86%) de tunnels montagneux. Le projet doit être fini d’ici 2027. L’industrie ferroviaire pourra alors s’attaquer au second tronçon, entre Nagoya et Osaka, qui devrait être achevé en 2045.

Le salaire, talon d’achille du bâtiment
On ne rentre pas dans le bâtiment pour gagner de l’argent. Selon le ministère de l’Intérieur le salaire moyen y est de 4,1 millions de yens par an, soit 24% de moins que le salaire moyen. Mais les choses pourraient s’arranger : faute d’immigration, l’industrie n’a d’autre choix que de faire progresser les salaires. Déjà en 2015 le salaire moyen a gagné 3,5%.

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