Edito : La parabole des talents

Les entreprises japonaises continuent d'amasser du capital. Selon la Banque du Japon, leur épargne a atteint en 2013 le montant astronomique de 232.000 milliards de yens, ou 1675 milliards d'euros. Ce montant a augmenté de 75% depuis 2007, un an avant le « choc Lehman ».

Cette tendance est visible partout dans le monde en réalité. Les bénéfices des entreprises augmentent, mais leurs investissements stagnent depuis quarante ans. Elles veulent se protéger des aléas de la conjoncture, et un solide matelas financier, un endettement limité sont d'excellentes assurances-vie en temps de crise.
Quand les entreprises distribuent des profits, elles privilégient de plus en plus souvent l'actionnaire au détriment de la recherche-développement et des salariés. Quand elles investissent, c'est dans des biens d'équipement de plus en plus sophistiqués, ce qui réduit encore l'offre d'emplois, donc les salaires. Le monde va désormais si vite que même les plus grands innovateurs de Corporate America (Apple, Microsoft, Google, Cisco, Pfizer...) ont amassé d'énormes trésors de guerre qu'ils semblent incapables de dépenser.

Cette tendance à épargner est exacerbée au Japon. Elle reflète la crise de liquidités dans laquelle se sont trouvées les entreprises japonaises lorsque la Bulle spéculative et immobilière s'est dégonflée au début des années 90. Surendettées, elles ont, sous l'œil sourcilleux des banques, reconstitué leur santé financière. Pendant ce travail d'assainissement, l'État a tenté de soutenir l'activité, prenant sur ses épaules la charge de la dette jadis portée par le secteur privé. Au niveau de la nation, du « collectif », ce transfert de dette a au moins assuré le maintien du plein-emploi dans l'Archipel, même dans les heures les plus sombres du choc Lehman et de la catastrophe de Fukushima.

Mais en conservant leur « cash » de manière disproportionnée, les entreprises se comportent à l'image de paysans qui laisseraient leur terre en friche. Elles sont comme ce serviteur dans la parabole biblique des « talents » à qui le maître a donné une pièce d'or, et qui l'enterre plutôt que de la placer à la banque. Ce cash n'est que l'illusion de la richesse, car c'est un capital qui ne travaille pas et qui, pire encore, entraîne des frais de gestion. Comme disait Sacha Guitry dans Le roman d'un tricheur : « l'homme qui ne dépense pas ses revenus brise la cadence de la vie en interrompant la circulation monétaire, il n'en a pas le droit ! » Pareil pour l'entreprise.

Au Japon, ce cash n'est rendu ni aux salariés sous forme de salaires, ni aux actionnaires sous forme de dividende. Il pourrait être l'aliment de la croissance que Shinzo Abe tente d'injecter dans l'économie japonaise. Mais, malgré ses exhortations, les entreprises se montrent de plus en plus prudentes : en deux ans, le montant de leur épargne a encore crû de 10%.

Cette colossale masse de dead money, comme disent les Américains, est, hélas, le signe d'une incapacité à envisager clairement l'avenir. Or la meilleure manière de se protéger des évolutions technologiques est de les faire soi-même, donc d'investir. Il y a un seul passé, mais il y a une infinité de futurs. Aux entrepreneurs d'inventer le prochain.

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