Evénement : Une saison en Abenomics

Une reprise un peu courte

Les Abenomics redonneront-ils du souffle à un marché en recul depuis cinq ans? Makiko Morel fait le tour du propriétaire.

Les Japonais s'avancent prudents

« C’est la lumière au bout du tunnel » : Naoki Yoshida, de Mitsui Fudosan, parle des Abenomics avec grandiloquence. Pour lui et d'autres, les « trois flèches » du carcan de la politique éponyme de Shinzo Abe (assouplissement monétaire, relance budgétaire, politique industrielle), font déjà frémir le marché immobilier. Selon l’institut Urban, les transactions du secteur ont dépassé 1000 milliards de yens au premier trimestre 2013, retrouvant le niveau d’avant le choc Lehman en 2008.

Les ménages ont les yeux de Chimène pour l'immobilier. Selon l’agence Machinami, citée dans le Yomiuri, le nombre de visiteurs des parcs de maisons modèles au Japon a augmenté, en variation annuelle, de 19% en mars. Et cette tendance sur la même période se retrouve dans la construction de maisons sur mesure (+11%) et dans l’achat de nouveaux condominiums (+48%) à Tokyo.

S’agissant des investisseurs, on assiste selon Andy Hurfurt, directeur exécutif de CBRE Consulting, à un mouvement inverse au cycle de 2008 qui avait précédé le choc Lehman : « Ce sont les investisseurs japonais qui se montrent cette fois-ci plus optimistes que les investisseurs étrangers, les premiers rachetant désormais aux seconds ». Les mouvements immobiliers de ces derniers mois ont été principalement le fruit de grands fonds d’investissement et d’individus anticipant les Abenomics et spéculant en amont pour revendre vers les mois de février et mars. À cela s’ajoute le soutien massif de la BoJ au marché immobilier. La banque centrale a annoncé fin mars racheter les titres de fonds communs immobiliers japonais (J-REIT), à hauteur de 30 milliards de yens par an.

Les étrangers sont de retour

Les investisseurs étrangers, qui ont vécu le choc Lehman, observent avec un intérêt nouveau la Bourse flamber et le yen baisser, observe Andy Hurfurt. Les fonds d’investissement hautement spéculatifs, « court termistes », visent un rendement important (entre 11 et 20%) sur des actifs de haut standing à Tokyo. Autre type d’acteur significatif : les particuliers de Taïwan, Singapour ou encore Hong Kong disposant de cash et attirés par l’évolution baissière du taux de change du yen. Pour ces derniers, Andy Hurfurt souligne l’importance de l’affect dans l’acquisition du bien. Ils peuvent opter pour des logements moins bien placés ou de rendements moindres s’ils ont eu un coup de cœur. D’après Dave J. Koyama, de Ken Corporation, une agence immobilière pour acteurs internationaux, ces investisseurs asiatiques offrent les perspectives les plus intéressantes dans son secteur. Ils corrigent l'exode des expatriés des dernières années provoqué par la chute de l'activité financière et le séisme du 11 mars 2011.

Une embellie passagère ?

À moyen terme, les spécialistes du secteur s’accordent sur le manque de visibilité actuelle. Naoki Yoshida par exemple : « Si le cycle immobilier est ascendant et est sorti du creux de l’hiver 2012, ce qui est une très bonne nouvelle, nous ne savons pas encore quelle direction il va prendre. Les grandes entreprises japonaises décident lentement. Ce sont des entreprises appartenant à un seul propriétaire-fondateur, et non cotées en Bourse, qui ont investi pour le moment. Nous attendons de voir l’évolution du ratio entre le prix du loyer et celui des actifs. »

Malgré des débuts très prometteurs, le gouvernement n’a pas encore convaincu. « Pour le moment, c’est de la poudre aux yeux », estime Patrick Hochster, président et fondateur de l’agence immobilière PECS. « La planche à billets permet aux banques d’être plus souples et aux entreprises d’avoir plus de trésorerie et d’investir plus ; ce qui est positif. Mais tout cela est de l’argent fictif qui doit relancer une machine par ailleurs peu dynamique », estime-t-il. Le fort taux de vacance des immeubles de bureaux à Tokyo (en progression de 2-3% en 2008 à 8,6% aujourd'hui) conforte sa thèse. Même intuition chez Dominique Crozier, directeur général de Kudan Finance & Consultants : « C’est l’arbre qui cache la forêt. Il y a peut-être une stabilisation des prix avec une légère tendance haussière sur certains secteurs cette année, voire pour les deux années suivantes. Mais compte tenu du faible dynamisme de l’économie japonaise, les loyers ont peu de chances d’augmenter, sauf pour la niche très limitée des nouveaux grands immeubles de 100.000 mètres carré dans les beaux quartiers d’affaires ». Pour lui, la consommation aura du mal à repartir. Un tiers de la population active est en statut précaire, et les réformes structurelles sur l’emploi auront dans un premier temps pour effet d’augmenter le chômage. Sans compter la baisse de la population, qui réduit la demande en logements. Le Japon a enregistré en 2012 210.000 décès de plus que de naissances.

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Torride printemps

We want Abe! claironnait Goldman Sachs en novembre dernier. La Bourse a répondu « oui » en chœur

Les acheteurs

The moment is here : ainsi, dans un malheureux anglais, Jim O'Neil, président de Goldman Sachs Asset Management, concluait-il une note pour investisseurs intitulée We Want Abe! le 17 novembre dernier. Ce fameux oracle livrait à ses clients l'analyse suivante : le Japon, grevé d'un déficit commercial, d'un taux de change surévalué, d'exportateurs en crise, d'une économie intérieure non restructurée et d'une dette publique « qui rend celle de la dette grecque risible » n'attend plus que Shinzo Abe et son objectif d'inflation pour faire tomber le yen et, par conséquent, faire rebondir le secteur financier suivant la vieille règle de la Corbeille japonaise : « Plus le yen baisse, plus la Bourse monte ». Le jour où Jim O'Neil a rendu sa note, le Nikkei barbotait à 9024 yens; le 22 mai, au terme d'une course effrénée, il a atteint 15627 yens : +65%! Dans le même temps, le yen a perdu 20% de sa valeur. Pour Guillaume Roux-Chabert, de Patsystems Japan, qui propose des systèmes de trading parmi les plus rapides du monde, l'effet des Abenomics sur le marché a été antérieur à l'arrivée du gouvernement Abe. « Dès la fin novembre, le marché des futures (à terme) a commencé à monter », se souvient-il. Au premier trimestre 2013, le volume des transactions boursières quotidiennes, à plus de 2.000 milliards de yens, a doublé par rapport au premier trimestre 2012. Peu à peu, les sceptiques se laissent convaincre. En mars, B.M., un Français (souhaitant conserver l'anonymat) qui a fondé un hedge fund sur le Japon, était parti en tournée aux États-Unis vanter l'Archipel « avec son cœur ». Il fût accueilli fraîchement. « Ils me disaient tous : « Toi, tu y crois. Mais ça fait vingt ans qu'on se prend des gamelles avec le Japon. Ta reprise, on la croira quand on la verra. » Et moi, je répondais : « Rendez-vous le 4 avril ».

Une belle journée

Car c'est ce jour-là que Shinzo Abe devait passer son brevet de réformateur. Haruhiko Kuroda, imposé par Shinzo Abe à la tête de la Banque centrale, devait annoncer une nouvelle orientation de la politique monétaire du Japon.

Le 4 avril au matin, B.M. réunit son équipe. Il risque la survie de son fonds. « On est au Japon. On y croit ». À treize heures, Haruhiko Kuroda annonce une série de mesures qui stupéfie le monde entier. B.M. est rivé sur la courbe des futures, qui lui annonceront la tendance du marché. « Elle ne bougeait pas, comme si le marché n'y croyait pas. Et puis c'est parti en flèche ». Les stratèges boursiers battent le rappel, emboîtés par les médias. « Changement de régime ! » s'enthousiasme l'économiste Robert Feldman, de Morgan Stanley. « Révolutionnaire » titre le Financial Times, qui d'ordinaire tire à boulets rouges (saumon) sur le Japon. Les courtiers étrangers qui ont survécu à vingt années de baisse des cours à Tokyo se frottent les mains. « En cinq minutes, La BoJ a ridiculisé la Fed américaine. Quelle que soit la conclusion de leur politique monétaire, ce qu'ils ont fait est historique. Ils vont injecter dans l'économie japonaise l'équivalent de ce qu'injecte Ben Bernanke dans l'économie américaine, mais pour un PIB trois fois inférieur au PIB américain », explique un vendeur entre deux rendez-vous avec des investisseurs américains surexcités. La divine surprise venue de la BoJ a fourni à ce dernier l'exemple parfait sur lequel rebâtir l'argument de l'éternel retour du Japon. Les réformes attendues depuis vingt ans ? « On disait aussi que la BoJ ne changerait jamais... » rétorque-t-il à tous les pessimistes.

Dans ce marché, qui est le vendeur ? Qui est l'acheteur ? Les petits porteurs, comme le laisse croire le Nikkei ? Non. Ce sont les investisseurs étrangers qui croient aux Abenomics : entre novembre et avril dernier, ils ont été les seuls à être acheteurs net d'actions, à hauteur de 7600 milliards de yens, révèlent les statistiques de la Bourse de Tokyo. Les Japonais ont été vendeurs net, particuliers (-2300 milliards) comme investisseurs institutionnels (-5100 milliards). Les plus fervents soutiens de Shinzo Abe, classé « nationaliste », se trouvent donc à New York, Londres ou Francfort. Vous avez dit : « Ironie de l'Histoire ? » 

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