Industrie : Impasse du monde
Les entreprises non manufacturières japonaises rachètent à tour de bras des concurrents étrangers pour accélérer leur mondialisation. Cette stratégie est-elle la bonne ? L’avocat d’affaires Stephen Givens n’est pas convaincu.
Qu’est-ce qu’une entreprise mondiale ? Probablement une entreprise dont les ventes reflètent les PIB des régions du monde. À cette aune, le secteur manufacturier japonais s’est mondialisé depuis longtemps. Le chiffre d’affaires de Toyota est aussi bien réparti sur la planète que celui de Volkswagen. Les pelleteuses de l’Américain Caterpillar et du Japonais Komatsu s’affrontent sur tous les marchés du monde. Cette réussite éclatante a eu lieu presque exclusivement par croissance interne, sans acquisition d’acteurs étrangers.
Les entreprises du secteur non manufacturier, elles, ont longtemps pu se développer sur leur marché intérieur, à l’abri derrière des barrières de toutes sortes (culturelles, tarifaires, géographiques...). Leur chiffre d’affaires a longtemps été de taille mondiale, alors qu’elles réalisaient leurs ventes en très grande partie au Japon. Tout le monde le constate : le marché intérieur nippon est en train de réduire de taille (il représente aujourd’hui 8,8% du PIB mondial), et ses barrières culturelles sont en train de tomber. Cela pousse les entreprises japonaises à se développer à l’étranger.
Mais alors que leurs aînées manufacturières avaient choisi d’embrasser la mondialisation, les entreprises non manufacturières ont choisi de l’acheter. Elles auraient pu mondialiser leur recrutement et leur direction ; au lieu de quoi elles ont choisi de rattraper leur retard principalement à coups d’impressionnantes fusions acquisitions. Mais ce raccourci se révèle, finalement, un détour coûteux, et peut-être même une impasse. Exemple : Kirin. Le brasseur japonais est frappé de plein fouet par la chute démographique au Japon, où les personnes âgées boivent de moins en moins de bière, et où les jeunes boivent moins que leurs aînés. Pour sortir de l’impasse, Kirin s’était fixé comme objectif, relativement modeste, de porter la part internationale de ses ventes de 19 à 30%. Il a dépensé l’équivalent de sa capitalisation boursière en acquisitions à l’étranger. Mais il n’a pas trouvé de synergies avec les entreprises qu’il a rachetées. Ces acquisitions se sont vite révélées trop chères, et le groupe n’en envisage plus d’autres. Son site web montre des Japonais célébrant l’arrivée du printemps sur un toit de feuilles de cerisiers. L’entreprise n’a même pas pris la peine de traduire correctement ses pages en anglais. Kirin cite fréquemment son concurrent américain AB InBev, premier brasseur mondial. AB InBev est le fruit de la fusion entre trois groupes belge, sud-américain et américain dans laquelle la culture de chaque partie s'est diluée dans l'ensemble. C'est une entreprise vraiment mondiale, tant dans sa direction que dans ses employés et même dans sa clientèle. Même la marque Budweiser, qui appartient à AB InBev, est aujourd'hui prisée par les Européens et les Sud-Américains. Aujourd'hui, les ventes de bière de Kirin représentent un dixième de celles d'AB InBev en volume.
Même panorama dans d'autres industries. Dans l'internet, Amazon, Google et Facebook sont déjà des entreprises mondiales après seulement quelques années d'existence ; les Japonais Mixi ou Rakuten sont demeurées japonaises malgré leur réussite fulgurante et leurs ambitions mondiales. Dans la publicité, la stratégie d'internationalisation de Dentsu parait bien timorée même après l'acquisition récente, une fois encore à prix d'or, de l'agence Aegis. Dans les services financiers, les banques comme Mizuho demeurent prisonnières de leurs clients japonais à l'étranger pour leur croissance internationale. Même chose dans l'assurance. Dans la banque d'investissement, l'acquisition audacieuse d'une partie de la banque Lehman s'est révélée désastreuse. Le chemin de la mondialisation est semé d’embûches.