Industrie : Robot pour être vrai
C'est le nouvel enfant de la relation franco-japonaise. Il s'appelle Pepper. C'est un robot développé par la start-up française Aldebaran Robotics, rachetée par l'incubateur internet japonais Softbank. Dans une interview exclusive, le fondateur d'Aldebaran, Bruno Maisonnier, raconte. Passionnant
Pourquoi avoir ôté ses jambes à votre nouveau robot ?
L'important dans un robot, c'est l'interactivité. Il faut qu'il puisse interagir avec les humains et être mignon. Cela nécessite un langage corporel (des bras, une tête), mais les jambes ne sont pas indispensables. Nous avons développé deux robots qui ont des jambes, Nao et Romeo. Ces robots comportent moins de batteries, donc moins d'autonomie. Mais si un client comme Softbank veut un robot avec des jambes, on lui fera !
Votre concept demeure une plateforme adaptable ?
Aldebaran est une plateforme dans laquelle on trouve des briques technologiques, un système d'exploitation pour la robotique, mais aussi des « règles éthiques ». Nous ne vendrons pas de robot qui espionne les humains par exemple. Imaginons un robot qui vous entende souhaiter changer de voiture, et vous propose une voiture le lendemain... Non ! Il faut faire attention à l'usage que nous ferons des robots.
La catastrophe de Fukushima a été pour la robotique,
en particulier japonaise, une bérézina. Comment avez-vous
vécu Fukushima ?
Fukushima est une faillite des robots utilitaires. Quand j'ai vu Fukushima, je me suis dit : « J'aurais pu faire quelque chose ». J'ai donc lancé un programme en interne sur ce sujet. L'industrie robotique elle-même a réalisé qu'elle n'était pas prête à répondre à ce genre de cas.
Pourquoi ne pas être resté indépendant ?
Mon problème est que je voulais accélérer l'investissement, mais que les fonds qui me soutenaient me poussaient vers un seul sujet, ce qui maximise leurs chances de retour sur investissement. Or je ne sais pas quelles vont être les premières utilisations de mes robots ! J'ai beaucoup d'idées, je suis certain que des marchés vont naître, mais je ne sais pas quel marché va naître en premier. Si je décide de me concentrer sur un seul marché, mais que ce marché arrive trop tard, j'aurai détruit mon entreprise. Je suis dans une stratégie où j'explore plusieurs marchés en parallèle, ce qui est l'inverse de la logique des fonds d'investissement.
Quelle est votre relation avec Softbank, qui contrôle aujourd'hui 80% de votre capital ?
Softbank me laisse davantage de liberté que les fonds d'investissement avec lesquels j'ai travaillé jusqu'ici. Souvent, les patrons de start-ups se battent pour garder la majorité du capital de leur entreprise. Mais ils ne comprennent pas qu'il faut trouver un équilibre entre celui qui a les idées et celui qui a besoin d'argent. Que le résultat financier final soit réparti à 70 ou à 50% pour l'investisseur me semble secondaire. Je m'entends très bien avec Masayoshi Son. Nous avons la même vision. C'est ce qui compte.
Softbank est un opérateur de télécommunications qui achète un fabricant de machines en achetant Aldebaran. Sentez-vous un rapprochement, d'une manière générale, entre le logiciel et le matériel ?
La vraie analogie avec la robotique est à trouver dans l'informatique personnelle. Il y a eu dans l'industrie informatique deux approches : l'approche Microsoft, complémentaire, où l'entreprise se concentre sur une tâche particulière, et veut être le complément d'une structure plus grande où on trouve l'ordinateur et d'autres logiciels ; et l'approche intégrée d'Apple, où logiciels et matériel sont conçus et vendus ensemble. La robotique sera structurée de la même façon. Il y aura des fabricants de moteurs, de mains, de têtes, de logiciels, etc. et des robots intégrés, comme Pepper. Pour moi, la seconde approche va dominer. C'est une industrie où l'intégration, selon moi, est nécessaire. Un robot est une machine compliquée. Les logiciels doivent tirer parti de leur machine, et la machine doit « encadrer », pour des questions de sécurité, les logiciels...
Comment se complètent les approches française et japonaise de la robotique ?
Les Japonais sont de brillants ingénieurs, qui optimisent ce qu'ils ont entre les mains. Ce ne sont pas des gens de concepts. Ils sont forts en mécanique, mais les Français sont forts en algorithmes. Cette collaboration entre la France et le Japon va se poursuivre.
Quels sont les marchés de demain pour la robotique ?
Indéniablement, l'éducation. Lors d'une conférence, Warren Buffett soulignait que l'éducation est finalement un secteur « laissé pour compte » de l'industrie numérique. Les salles de classe d'aujourd'hui n'ont pas changé depuis le 18e siècle. L'enseignement n'a pas tiré parti du numérique. Je suis persuadé que les robots peuvent apporter quelque chose de ludique dans l'éducation : ils peuvent repérer les forces et les faiblesses des élèves, leur proposer un enseignement adapté à eux, à leurs goûts... Ils peuvent apporter de l'interactivité dans l'enseignement.
Aussi, l'avenir du jeu vidéo est dans les robots. Les jeux vidéo ont investi le monde du matériel, avec des consoles de plus en plus sophistiquées, comme la console Wii de Nintendo.
Dans la santé également, les robots seront de plus en plus importants. Prenez la vague de chaleur de 2003 en Europe. 70.000 personnes sont mortes. Si une personne, ou un robot, leur avait dit qu'elles devaient boire car il faisait chaud et sec, si un robot à domicile les avait vues tomber, et avait alerté l'hôpital le plus proche, elles seraient encore là. Un jour, une dame âgée m'a reconnu dans la rue et m'a dit qu'elle était « dépendante ». Elle m'a raconté l'humiliation de la dépendance, de devoir dépendre des humeurs de quelqu'un d'autre, de ses disponibilités, etc. Et elle a conclu : « j'attends avec impatience un robot qui m'obéira ! ».
Les robots seront un complément à l'homme mais ils ne lui prendront pas sa place. Aujourd'hui les pays les plus robotisés - Japon, Allemagne, Corée du sud - sont ceux qui ont le moins de chômage.
Etes-vous heureux des progrès de la robotique ?
Je trouve que les choses avancent lentement. Je pensais que nous irions plus vite au niveau mondial. J'ai l'impression que nous entrons dans un monde de pensée unique. Chaque année, au Consumer Electronics Show de Las Vegas, un thème mobilise toutes les attentions : l'écran plat, le mobile, la 4G... Tandis qu'on se concentre sur un sujet, les autres sujets n'avancent pas. Dans la robotique, il manque encore le germe. Tout le monde est convaincu qu'il y aura une grande vague robotique, mais tout le monde trouve ce sujet compliqué, et attend une boîte comme la nôtre pour aller au charbon ! Notre robot Pepper est à 1400 euros. Pour nous, ce sera le premier robot « populaire ».
Le Japon compte de grandes boîtes de robotique industrielle, comme FANUC. Pourquoi le robot populaire n'est-il pas venu d'elles ?
Parce qu'en dehors du mot « robot », robotique industrielle et robotique émotive n'ont rien à voir. Dans la robotique industrielle, la première question est toujours : « À quoi sert ce robot ? » C'est une question légitime. Un robot industriel a un usage simple, unique, fixe, qui ne doit surtout pas interagir avec les humains. Moi, dans mon monde, je me fiche de la précision du geste du robot. Si je lui demande de venir près de moi, peu m'importe qu'il soit à 30 ou 50 centimètres de moi. J'ai besoin d'interactivité. Ce sont deux mondes différents. Même le mot « robot » est un piège. Il vient d'un mot slave qui signifie « travail ». Pepper ressemble plus à Jiminy Cricket, dans Pinocchio, qu'à un robot d'usine.
Imaginez-vous qu'un jour les robots développent une âme, comme l'homme l'a fait à un moment du stade animal ?
Je vois trois étapes, en fait. La première, c'est que le robot puisse comprendre l'émotion de la personne avec qui il interagit. Nous y sommes déjà. La seconde étape est pour le robot d'exprimer des émotions : il devra s'adapter devant un homme dépressif et devant un homme en pleine forme, par exemple. La troisième étape serait que le robot développe d'authentiques émotions. Mais je ne l'imagine pas, et je ne pense pas que cela soit souhaitable.
La capacité du robot à s'adapter à son entourage ne fera-t-elle pas de la robotique émotive une industrie de plus en plus « localisée » ? Un Français ne réagit pas comme un Japonais, et ils auront donc des besoins émotifs différents...
Pas si sûr ! Il y a beaucoup de codes de comportement transculturels, transnationaux, et même trans-espèces, de base, qui veulent dire la même chose pour l'ensemble du genre humain, et que comprendront les robots. Propos recueillis par RA