Le grand renversement

Jadis le Japon exportait dans le monde entier des clients pour l’industrie du luxe. Aujourd’hui, il les reçoit. Un renversement inédit dans l’histoire de cette industrie


Dépassé, le luxe au Japon ? Au contraire. L’industrie vit une période de grands travaux. À Ginza 6-chome, le trou béant qui nourrissait les conversations des badauds est en train d'être comblé par un complexe commercial de grand standing, fruit de la collaboration du gérant Mori Building, du distributeur J. Front Retailing et de la shosha Sumitomo. L’immeuble, dont l’architecture intérieure a été pensée par Gwenaël Nicolas, doit accueillir près de 300 marques réunies par un seul mot d’ordre : Life at its best! À un jet de pierre de là, le projet Ginza 5-chome est terminé. Son motto : Ici le monde devient passionnant. Tout un programme ! Plus loin, Mitsui Fudosan prépare un autre complexe, qui abritera notamment le flagship store Versace. C’est un grand retour pour la flamboyante maison italienne, qui avait fermé ses boutiques dans l’Archipel en 2009 pour se concentrer uniquement sur les grands magasins. Plus loin encore, dans le même quartier, Harry Winston est en pleine rénovation de sa boutique de 500 mètres-carrés. Le joaillier américain réserve à cette maison de verre les meilleures pierres de sa production. Les folles du shopping qui mettront dans les prochains mois le cap sur Ginza devront être chaussées de mocassins solides. Le quartier d’Aoyama est aussi touché. Max & Co y rénove sa principale boutique japonaise. À Omotesando, le quartier ne parle que du prix exorbitant déboursé par Kering, le conglomérat emmené par François Pinault et qui possède notamment Gucci et Bottega Veneta : 18 milliards de yens, ou 135 millions d'euros pour les 1000 mètres-carrés de surface commerciale de la boutique Benetton, en face de Nespresso. « Alors là c’est très, très, très cher », énonce un ténor du luxe français à Tokyo après avoir appris le prix de la transaction.

Renversant
Le Japon reste le troisième marché pour l’industrie, derrière les États-Unis et la Chine. Mais cette frénésie immobilière traduit un changement majeur de statut pour le Japon dans la planète luxe. « Toute l'industrie s'était structurée pour accueillir les touristes japonais dans le monde entier. Aujourd'hui nos boutiques s'apprêtent à accueillir les touristes du monde entier... au Japon ! », explique un cadre de l'industrie. Les chiffres venus de l’Archipel parlent d’eux-mêmes : + 34% de hausse de chiffre d’affaires au cours du semestre janvier-juin pour LVMH ; +30% au cours du trimestre avril-juin pour Hermès. Les chiffres qui circulent font état d’un ratio de 25 à 40% des ventes à des clients étrangers dans certaines boutiques de Ginza. « Et ça n’est qu’un début », prédit un vieux routier de l’industrie. Le Japon a coché toutes les bonnes cases de l’attractivité : sûr, facile d’accès, sophistiqué, avec une belle offre d’excursions, et de grands noms comme Ginza qui rayonnent dans toute l’Asie...
Les Chinois ouvrent la marche de cette nouvelle étape de la riche histoire du luxe au Japon. Leur frénésie est presque palpable dans Ginza. Le nombre de touristes chinois a doublé au premier semestre. Ils assurent désormais la survie de certaines marques. Ainsi, les équipes de vente du designer Issei Miyake ouvrent-elles chaque jour leurs boutiques au Japon avec une certitude : des touristes chinois vont entrer et leur demander des Bao Bao. Ces sacs au design modulable, lancés en 2000, ont déclenché la folie des shoppeuses chinoises. Au point qu’Issei Miyake est en permanence en rupture de stock, au Japon comme ailleurs. Mais la clientèle chinoise est si déterminée qu’elle connaît visiblement les dates de livraison desdits sacs : elle afflue toujours par dizaines les jours de réassort dès l’ouverture des boutiques Miyake pour avoir une chance d’emporter un Bao Bao ! Li Juhui, gérant de l’hôtel Fujimi au bord du lac Kawaguchi et propriétaire d’une agence de voyages, ne sait plus où donner de la tête. «Le shopping représente au moins 50% du temps passé au Japon pour mes clients. Tous les matins, je les vois partir de l’hôtel les mains vides, et rentrer le soir les bras chargés de paquets. Je pense qu’ils dépensent environ 200.000 yens en moyenne durant leur séjour. Un soir, j’ai vu rentrer à l’hôtel une jeune fille qui avait dépensé 1 million de yens dans la journée ! », se rappelle-t-il. Bon signe :
« les jeunes dépensent beaucoup plus que les vieux ! Et les repeaters sont les jeunes ».

La chute de Hong Kong
Le Japon est devenu d’autant plus attractif que les oasis traditionnelles où ils venaient s'abreuver de luxe ont perdu de leur lustre. Hong Kong, qui attire encore 60% de latotalité des touristes chinois à l’étranger selon Euromonitor, perd chaque année un peu de son aura. Les grands de l’industrie développent dans les mégalopoles chinoises un solide réseau de boutiques qui répond de mieux en mieux à la demande intérieure. Et Macao est devenu un territoire beaucoup moins hospitalier depuis que le gouvernement a lancé une vaste et cruelle opération anti-corruption vis-à-vis de l’élite chinoise. La seule attraction de Hong Kong réside dans les prix, plus bas qu’en Chine populaire car moins taxés. À ces tendances de fond s'ajoute l'affaiblissement du yen, qui a toujours un effet très important sur le tourisme, mais qui se fait particulièrement sentir dans l'industrie du luxe. « Un sac Louis Vuitton est aujourd'hui moins cher qu’à Hong Kong, lui-même moins cher qu’à Pékin », commente le responsable d’une grande maison française au Japon.
Selon un ténor de l’industrie, les prévisions à cinq ans des ventes à la clientèle chinoise ont été réalisées en moins de deux ans. « Nous sommes pris de court », reconnaît-il. Dans Ginza, la saison de la chasse à la vendeuse bilingue japonais-chinois est ouverte. Mais les Chinois ne sont pas seuls. Après les Sud-Coréens et les Taïwanais, ils sont accompagnés par la bourgeoisie montante de l’Asie du Sud-Est : Thaïlandais, Malaisiens, Vietnamiens,... A quoi s’ajoute une nouvelle clientèle venue du Moyen-Orient, sans oublier le filet d’Européens et d’Américains, modeste en nombre mais affluent, qui ne cesse d’enfler. Une manne ouverte grâce à la libéralisation des procédures de visas par le ministère de l’Intérieur japonais et grâce à la mise en service de lignes low cost qui arriment plus fermement le Japon au reste du monde.

Les ratés
Des ratés demeurent, pointés du doigt en off par les grandes marques. D’abord, pourquoi avoir attendu si longtemps pour libéraliser les visas ? Aussi, l’industrie du luxe au Japon cache difficilement son agacement devant l’incapacité chronique des autorités aéroportuaires de mettre en place une zone duty free digne de ce nom. Malgré sa position géographique de rêve entre l’Asie et les Etats-Unis, le Japon n’est jamais devenu le hub qui reliait les deux zones économiques. Une honte nationale, en comparaison avec le succès de l’aéroport Séoul-Incheon, devenu dès 2012 le premier aéroport au monde en termes de produits vendus. L’ouverture progressive de zones duty free dans les centres-villes des métropoles japonaises, devrait progressivement corriger ce retard.
Une autre inquiétude des grands du luxe tient aux « frictions » qui auront nécessairement lieu entre la clientèle japonaise et chinoise. Les grandes enseignes type Isetan ou Mitsukoshi sauront-elles préserver leur clientèle japonaise en accueillant la chinoise ? Pour l’instant en tout cas, les Chinois ne semblent pas se plaindre de discriminations de la part des Japonais, et ce malgré le contexte politique tendu entre Pékin et Tokyo. « Les Chinois adorent le Japon. Leur seule critique est qu’il manque des espaces fumeurs ! », explique Li Juhui.



L’exemple français
Les clients chinois feront-ils fuir les clients japonais ? Les marques de luxe travaillent déjà à des parcours séparés qui devraient contenter tout le monde. Elles ont en tête un prestigieux précédent : Paris. « Les flux sont organisés.
La clientèle de la classe moyenne se rend dans les grandes boutiques, comme le Louis Vuitton des Champs Elysées, quand la clientèle plus select et plus exigeante ouvre les portes des boutiques Avenue Montaigne », explique un bon connaisseur du luxe. Une frontière court également à Paris, invisible au béotien, entre la rive droite et la rive gauche...

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