Le témoin : Patrick Artus

Le Japon souffre d'un problème de demande 

Pour l'économiste de Natixis, un des meilleurs économistes français, les Abenomics font fausse route.

Le Premier ministre, Shinzo Abe, vient de présenter de nouveaux éléments de sa « troisième flèche ». Un an et demi après leur lancement, comment jugez-vous les Abenomics ?
La politique de Shinzo Abe est entièrement basée sur la perception que le Japon souffre d'un problème d'offre. Selon lui, il faut donc déréglementer plusieurs secteurs, faire davantage travailler les femmes, ou encore abaisser l'impôt sur les sociétés. Et pour compenser cette détaxation des entreprises, il faut automatiquement taxer plus les consommateurs en augmentant la TVA. Je crois que cette analyse est complètement fausse. Elle repose sur un énorme malentendu. En réalité, le Japon souffre d'un grave problème de demande. Depuis des années, le partage des revenus est totalement déséquilibré. Il se fait à l'avantage des bénéfices des entreprises et au détriment des revenus des travailleurs. Les salaires réels baissent en moyenne de 1% par an alors que la productivité augmente, elle, dans le même temps, de 1% par an. C'est cela qui a tué la demande des ménages japonais. Aucun des problèmes de fond ne sera résolu dans le pays tant que l'on n'aura pas rééquilibré le partage des revenus et réussi à activer une hausse des salaires. En fin d'année, la hausse de la TVA et l'inflation importée vont s'avérer très douloureuses pour la population.

Shinzo Abe presse, en vain, les entreprises de mieux payer leurs salariés. Comment pourrait-il les contraindre à se montrer plus généreuses ?
Le Japon pourrait réfléchir à la mise en place d'un salaire minimum pour stopper l'érosion continue des bas salaires. Cette stagnation des revenus des ménages, qui déprime la demande, a été constatée dans nombre d'autres pays. Comme le Japon, ils voient augmenter le recours à du travail temporaire mal payé alors que le travail protégé par des contrats à durée indéterminée continue, lui, de reculer. Inquiets de ce mouvement qui tire les prix vers le bas, David Cameron et Angela Merkel ont décidé, eux-mêmes, de recourir plus au salaire minimum. Le Japon a tout à fait les moyens d'utiliser cet instrument ! Et il ne doit pas s'inquiéter d'un impact sur la compétitivité de son industrie, où les salaires sont plus élevés. Ce sont essentiellement les employés dans les secteurs des services qui profiteraient de ce salaire minimum.

On ne pourrait pas inciter fiscalement les sociétés à changer de comportement ?
Si, l'utilisation de la fiscalité est possible mais c'est plus compliqué. Il s'agit essentiellement de taxer plus fortement les profits non investis que les profits partagés ou réinvestis. Ainsi, il devient fiscalement plus intéressant de verser de meilleurs salaires à ses employés. C'est faisable, mais on a constaté dans certains pays que les entreprises mettaient en place des stratégies de contournement de ces dispositions.

Quel bilan tirer de la dépréciation du yen qui devait, selon le manuel des Abenomics, doper les exportations et encourager l'activité ?
La sensibilité des exportations japonaises au taux de change est particulièrement faible. On l'estime à 0,1%. C'est à dire que lorsque le yen se déprécie de 10%, les exportations progressent de seulement 1%. C'est essentiellement lié à la nature même des exportations japonaises. Les industriels ont conservé dans le pays les productions à forte valeur ajoutée qui ne dépendent que peu du facteur prix. Ils ont délocalisé ailleurs le reste de leurs productions depuis des années. Le commerce mondial relève avant tout de cette stratégie d'allocation faite par les grandes multinationales. On ne le sait pas forcément, mais 70% du commerce mondial est aujourd'hui constitué d'échanges au sein même des multinationales. La baisse du yen aura seulement gonflé les profits rapatriés de l'étranger au Japon par les groupes nippons. Mais c'est une simple illusion monétaire qui régale les marchés. L'impact le plus réel, le plus fort est le renchérissement des importations qui seul alimente la récente inflation qui pèse tant sur les revenus réels des ménages. Cette politique du yen faible est en réalité une catastrophe pour le Japon.

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