L’enjeu économique des femmes au Japon
La prise de conscience de l’atout que représentent les talents féminins dans la performance des entreprises pourrait-elle faire la différence ?
S’il est un pays où l’enjeu économique des femmes est d’une urgence cruciale, c’est bien le Japon, dont la démographie est en chute libre depuis 2004. D’ici 2060, le pays accusera une baisse de plus de 30% de sa population. Plus qu’une main d’œuvre de secours, les femmes seraient même un levier d’action primordial pour la performance de l’économie japonaise : la mixité dans les entreprises doperait la croissance de plus de 16% dans l’archipel, soit la progression la plus élevée à l’échelle mondiale (9% aux Etats-Unis et 13% dans la zone EURO). L’argument de la performance économique pourrait donc conférer à l’entreprise un rôle stratégique clé. Mais le défi à relever est de taille tant les femmes sont sous-représentées dans le monde du travail (70 % d’entre elles quittent leur emploi dès leur premier enfant), et sous-utilisées (elles occupent 50% des emplois à temps partiel). C’est sous cet angle d’attaque que la conférence au titre évocateur Can woman save Japan ?, co-organisée par la CCIFJ et FAJ, a réuni chercheurs et acteurs « de terrain » pour éclairer ce phénomène de perte du vivier des talents féminins et dégager les marges de manœuvre sur lesquelles les entreprises japonaises auraient tout intérêt à agir.
Selon Kathy Matsui, macro-économiste chez Goldman Sachs et spécialiste de l’enjeu économique des femmes, c’est avant tout grâce à l’augmentation de la participation des femmes dans le marché de travail que le Japon pourra sortir de son impasse liée à sa baisse démographique. En effet, les deux seules autres options sur la table, encourager les naissances et accroître la main d’œuvre immigrée, semblent selon elle difficilement réalisables à moyen terme ; les réalités individuelles tendant vers « plus d’animaux domestiques que d’enfants » et la réticence à recourir aux travailleurs immigrés restant encore prégnante. Afin d’opposer au sentiment d’impuissance et de déprime ambiant (Shikata ga nai) des solutions constructives possibles, Kathy Matsui propose la formule suivante : Abenomics Needs Womenomics, en référence à la doctrine économique suivie par l'actuel Premier ministre Shinzo Abe. Mais pour encourager le retour des femmes dans le monde professionnel, c’est d’abord sur une prise de conscience collective de la réalité du phénomène et non de ses mythes qu’il faut agir.
Des entreprises inadaptées au cycle de carrière féminin
Si la participation des femmes dans le marché du travail a augmenté continuellement depuis trente-cinq ans, passant de 49% en 1975 à 60% en 2009, cette proportion reste en-deçà des pays occidentaux, affichant pour le peloton de tête (Norvège, Danemark et Suède) des taux dépassant les 70%. À noter que la France en la matière est à la traîne, avec seulement 61% de femmes actives. Surtout, tandis que 76% des mères suédoises et 67% des mères françaises exercent une activité professionnelle, au Japon, elles ne sont que 34%. Cet écart s’explique par le fait que les femmes japonaises sortent du marché du travail vers la fin de la vingtaine après leur premier enfant pour n’en revenir, pour celles qui reviennent, qu’à partir de 45 ans en moyenne. De cet effet de « courbe en M », découle une trajectoire professionnelle particulièrement néfaste pour les femmes ; cette tranche d’âge correspondant précisément à l’évolution de carrière la plus déterminante chez les hommes. Ainsi, la gestion du cycle des carrières par les entreprises se révèle donc largement inadaptée car celle-ci ne tient compte que des trajectoires professionnelles masculines.
Les Japonaises veulent travailler mais leurs compétences sont sous-estimées
Contrairement à une idée reçue souvent invoquée par les plus pessimistes, la très grande majorité des Japonaises (77%) souhaite retrouver un emploi après avoir quitté le marché du travail. Or seules 43% d’entre elles y parviennent, contre 73% pour les Etats-Unis et 68% pour l’Allemagne. Et les principaux facteurs expliquant la non-réintégration des femmes ne se trouvent pas, là encore, là où l’on croît. Certes les « pull factors » (ce qui les retient hors de l'entreprise) ne permettent pas des conditions optimales pour un retour à une activité professionnelle. En effet, le manque de crèches et de nourrices est invoqué par 35% des Japonaises comme motif d’impossibilité de retour à l’emploi. À cela s’ajoute le fait que les pères japonais ne consacrent en moyenne qu’une heure par jour pour s’occuper de leurs enfants, ce qui ne permet donc pas de soulager réellement leurs épouses. Pour autant, il s’avère que ce sont les « push factors » (ce qui les pousse hors de l'entreprise) qui dissuadent davantage les femmes. Le panel interrogé par Kathy Matsui indique en effet que c’est d’abord l’insatisfaction au travail et le mur de verre auquel l’ascension de leur carrière se heurte, qui expliquent le découragement à réintégrer le monde professionnel. Ces éléments dissuasifs sont flagrants en comparaison des Etats-Unis : là où seules 26% des Américaines se disent découragées par leur insatisfaction au travail, les Japonaises sont 63% à l’invoquer. S’agissant de la difficulté d’accéder à des postes à plus haute responsabilité, l’écart est également sensible avec 49% des Japonaises pour 16% des Américaines.
Il en résulte que, malgré leurs qualifications, les Japonaises sont peu représentées aux postes à responsabilité, et quasiment absentes dans les instances de décision. Les travaux de recherche du cabinet de conseil McKinsey, dans le cadre de son projet Woman Matter, révèlent que cette perte drastique du vivier de talents féminins intervient logiquement à la période de transition moyenne des carrières. En effet, si les femmes comptent pour 49% parmi les employés juniors, elles ne sont plus que 11% chez les mid et senior managers et disparaissent presque complètement des comités exécutifs (1%) et des conseils d’administration (2%). Les PDGs japonais sont quant à eux à plus de 99% des hommes !
En outre, peu de carrières féminines à succès signifient aussi peu de modèles sur lesquels les femmes japonaises peuvent s’identifier.
Au Japon, l’augmentation des salaires correspondant au niveau d’ancienneté, l’inégalité dans ce domaine entre hommes et femmes est également patente et achève ainsi de décourager les femmes à reprendre une activité professionnelle. Ainsi, au regard des obstacles rencontrés par les Japonaises, il semble que les entreprises doivent opérer un revirement radical de leur management et de leur culture d’entreprise pour permettre une augmentation de la mixité. Et elles auraient en plus tout à y gagner.
Investir dans la mixité pour gagner en performance
Le Japon pourrait gagner 16% de croissance économique grâce à une plus forte mixité professionnelle. Car mieux employer les femmes et mieux les promouvoir pourraient offrir un gain de performance ainsi qu’une meilleure gouvernance au sein des entreprises. C’est en effet ce que les travaux de recherche de McKinsey révèlent. À travers son projet « Woman Matter » initié en 2007 en Europe et 2012 en Asie, ce cabinet de conseil auprès des directions générales des grandes entreprises internationales étudie le rôle des femmes au sein des instances de décision. Son objectif : comprendre comment le fait d’intégrer des femmes à des postes de direction impacte positivement la performance des entreprises. En ce qui concerne l’Asie, son étude porte sur plus de dix marchés dans lesquels la composition de l’équipe de direction de 744 entreprises a été passée à la loupe. Et plus de 1500 senior managers ont été interrogés afin de comprendre quels étaient les obstacles majeurs à la progression des femmes dans leur carrière professionnelle et de quelle façon la mixité comme choix stratégique pouvait s’avérer payante.
Les résultats sont plus que percutants. Il en ressort que les entreprises ayant une forte représentation de collaboratrices dans les comités exécutifs et les conseils d’administration affichent de meilleures performances que les autres. Cette tendance se retrouve sur l’ensemble des secteurs suivants : énergies, environnement et matières premières ; industries ; banques ; biens de consommation, ventes ; transports, logistiques, tourisme. Seuls les secteurs des télécoms, des médias, du divertissement et des hautes technologies n’ont pas encore été étudiés. La corrélation entre performance et mixité semble s’expliquer par les spécificités du leadership féminin. Il semble que ce dernier se caractérise souvent par le sens du consensus, l’altruisme et l’ouverture au changement bien que ces qualités n’excluent pas l’autonomie, l’orientation vers les résultats, les réflexions stratégiques ou encore la capacité à prendre des décisions. La mixité dans le leadership peut alors offrir une complémentarité plus que rentable. Les entreprises ont ainsi tout intérêt à faire de cette question un chantier stratégique clé.
Relever le défi économique des femmes au Japon implique de faire tomber urgemment les mythes pour faire évoluer les mentalités et permettre ainsi que des actions fortes soient engagées. Et si l’Etat japonais doit agir dans le soutien des politiques familiales et fiscales, il semble également que les entreprises japonaises aient un rôle plus que primordial à tenir. C’est donc dans le monde du management et de la culture d’entreprise qu’une révolution doit s’opérer. Et la prise de conscience de l’équation gagnante mixité-performance pourrait bien en être l’accélérateur.