Les entrepreneurs

Les petits nouveaux 

Le Japon suscite 
des vocations d’entrepreneurs, 
étrangers et japonais. 
Et ce presque malgré lui !  

Jeunes, enthousiastes, dépourvus de toute inhibition, Tobias Hoenisch et Evan Grossman rêvent de changer le monde et de devenir riches à partir d’une application géniale. Leur idée : Studypact. « Les étudiants qui téléchargent notre application se fixent des objectifs précis et versent de l’argent sur un fonds commun. S’ils n’atteignent pas leurs objectifs, ils perdent de l’argent ; s’ils les atteignent, ils en gagnent. Les élèves sérieux sont rémunérés par les élèves dissipés », explique avec un enthousiasme communicatif Evan Grossman. Tobias et Evan ont le profil typique des innovateurs de la nouvelle économie qui animent la Silicon Valley californienne. Mais leur aventure a commencé à... Kyoto. « Je suis né en Californie, mais je voulais vivre au Japon depuis l’enfance ! Les sociétés japonaises traditionnelles ne voulaient pas m’embaucher après mon passage dans une université locale, mais une start-up m’a proposé un job. L’ambiance dans cette entreprise n’avait rien à voir avec celle d’une entreprise normale », s’amuse Evan. « J’ai passé neuf mois dans une entreprise japonaise. C’était insoutenable ! J’ai démissionné. J’ai rencontré Evan il y a deux ans. Après avoir essayé quelques idées, nous nous consacrons à plein temps à Studypact », explique Tobias.
On rencontre de plus en plus de jeunes entrepreneurs au Japon. Japonais et étrangers, ils ont décidé de renverser la table. Ils ne sont qu’une poignée, mais on leur donne davantage d’avenir qu’aux grands noms de l’industrie nippone. On peut en trouver une demi-douzaine dans un vieil immeuble de Ginza géré par l’entrepreneur et professeur d’Université Jeffrey C. Char : « Ma génération, qui a vécu les années insouciantes de la Bulle au Japon, est beaucoup moins casse-cou que ses aînés. Mais la jeune génération va produire des entrepreneurs car, comme après la guerre, elle n’a pas le choix », parie ce quinquagénaire. Et de poursuivre : « Vous allez voir beaucoup, beaucoup de jeunes gens de talent démissionner des grandes entreprises japonaises dans les prochaines années, et ce pour deux raisons : d’abord parce qu’on s’y ennuie ferme, ensuite parce qu’elles ne promettent plus rien. Tous mes camarades d’université japonaise sont partis chez Sony, Panasonic, Mitsukoshi ou JAL. Jusqu’à récemment, ces entreprises étaient épargnées par la crise. Les efforts de restructuration portaient surtout sur leurs fournisseurs. Mais les grands groupes sont aujourd’hui touchés ».
« Je rencontre sans cesse des jeunes Japonais qui ont compris que le pays doit changer », abonde TT Chu, un des talents hébergés par C. Jeffrey Char. Ce jeune Hongkongais a remporté plusieurs compétitions de start-ups grâce à Brand Pit, un logiciel qui détecte les marques dans les photographies mises en ligne par les internautes, et en tire des leçons pour les annonceurs. « Les marques ont du mal à analyser le comportement de leur clientèle. Ils utilisent des enquêtes ponctuelles, mais celles-ci sont toujours partiales et chères. Avec les photos, on comprend dans quelles circonstances les produits sont utilisés », explique TT Chu.

Les anciens au diapason des modernes
Yoshihiko Kawamura, directeur général adjoint du géant du négoce Mitsubishi, partage ce constat : « Nous sommes issus d’un modèle vertical, où tout se décidait en haut. Mais l’économie d’aujourd’hui est horizontale. Les téléphones portables sont dessinés à Taiwan, produits en Chine, vendus selon un marketing adapté à chaque pays. En même temps, les frontières entre les industries sont en train de disparaître. Dans un tel contexte, Mitsubishi ne pourra pas survivre en restant dans son modèle traditionnel. Nous devons apprendre des start-ups ».

Ce discours est-il sincère ? Il est en tout cas repris en chœur par l’establishment. Les médias tressent des lauriers aux fondateurs de start-ups. Le Premier ministre Shinzo Abe est de tous les séminaires sur la création d’entreprise. Les ministères ont embrayé. « Nous avons réuni les PME et les grands groupes pour qu’ils soutiennent la création d’entreprises. Tout le monde veut changer » jure Yoshiaki Ishii, en charge des nouvelles industries au sein du ministère de l’Économie (METI). Ce brillant jeune fonctionnaire est considéré comme un héros par la communauté des entrepreneurs nippons. Il a imposé la création de niches fiscales pour les investisseurs de start-ups, et leur a ouvert les commandes publiques.
Le Japon a ses propres avantages pour les jeunes entrepreneurs. « Il y a moins de concurrence entre start-ups, ce qui leur laisse un peu de temps pour se développer. D’autre part, les ressources humaines ici sont d’une qualité formidable et sont, une rareté dans la Silicon Valley, loyales. Les employés ne cherchent pas constamment à changer de travail », observe C. Jeffrey Char. « La taille du marché et le taux de pénétration des smartphones sont les "+" ici », explique Sébastien Béal, qui a co-fondé au Japon Locarise, un service intelligent de géolocalisation pour les distributeurs. Certains entrepreneurs ont fondé leur entreprise précisément en raison des carences du Japon. Robert Laing, ainsi, y a fondé GENGO, un site de traduction en 36 langues différentes qui a des clients sur toute la planète. « J’ai commencé à Tokyo parce qu’ici, justement, peu de gens maîtrisent les langues étrangères. Je ressens tous les jours la barrière qui sépare les Japonais du reste du monde. Mon boulot est de développer mon entreprise à partir du Japon, mais en utilisant au mieux les qualités de ce pays », explique Robert Laing. « Je suis Britannique, et il est plus difficile pour moi de travailler avec des Américains qu’avec des Japonais ! », s’amuse-t-il.

Les obstacles
Alors, les obstacles ? D’abord, un système scolaire qui, hormis quelques cas particuliers (les universités de Kyoto et de Hitotsubashi par exemple), décourage l’entrepreneuriat. Les jeux sont faits dès l’Université. Avant même la remise du diplôme, les étudiants les plus brillants sont préemptés par les grands noms de l’industrie nippone (Toyota, Dentsu, Mitsubishi...). Ces têtes bien pleines n’ont souvent qu’une seule ambition : rester le plus longtemps possible dans la même entreprise. « Au Japon, si un jeune diplômé cherche un boulot en dehors de la saison du recrutement, en avril, il passe pour un cas social », s’amuse Tobias Hoenisch. « Il y a un problème fondamental dans le système universitaire japonais : les facultés sont jugées en fonction de leur capacité à placer leurs diplômés dans des entreprises prestigieuses. Ce système est soutenu par les élèves et surtout leurs parents, qui souhaitent la stabilité pour leur progéniture. Mais il décourage l’entrepreneuriat », explique Jeffrey C. Char. Le Japon n’a pas vraiment de système pour financer les entrepreneurs. Les fonds de capital-risque nippons ne sont pas gérés par des entrepreneurs à succès. Le statut de l’entrepreneur n’est pas valorisé. « Dès qu’une entreprise commence à décoller, elle a besoin de quelques millions de dollars. Le système bancaire japonais ne les lui fournira pas. Les soi-disant fonds d’investissement sont gérés par des salarymen qui n’ont jamais connu les fins de mois difficiles », avertit C. Jeffrey Char. « Si vous voulez de l’argent ici, vous devez avoir déjà fait vos preuves à l’étranger. Or, ce que je fais est nouveau partout », se lamente TT Chu. Tobias Hoenisch et Evan Grossman ont compris la leçon : ils ont prévu de poursuivre l’aventure Studypact aux États-Unis.



Terre d’entreprises
Le Japon n’est à première vue pas une terre favorable à la création d’entreprises. Il souffre, de fait, d’un faible taux de rotation des sociétés. Chaque année, environ 5% d’entre elles ferment, et 5% d’entre elles démarrent, soit la moitié du taux américain. En 2012 le Global Entrepreneurship Monitor (GEM), une enquête réalisée par un consortium international d’universités, plaçait le Japon bon dernier parmi 24 pays développés en terme d’entrepreneuriat. 9% seulement des Japonais interrogés dans l’enquête GEM s’estimaient capables de démarrer leur propre société (contre 36% en France).
Mais ces chiffres ne sauraient faire oublier que le Japon est un des rares pays à avoir depuis la fin de la guerre créé des secteurs et des modèles commerciaux entièrement nouveaux qui ont fait école dans le monde entier. Pour tout entrepreneur, le Japon demeure un des premiers marchés au monde dans la plupart des domaines et, plus important peut-être, le plus solvable de la planète. A quoi bon remporter une énorme part de marché en Chine si personne ne paie ses produits, ou s’ils sont copiés ?
Après un hiatus de trente ans, les nouvelles idoles médiatiques du pays sont des créateurs d’entreprise, et non plus des patrons de grands groupes montés à l’ancienneté. Les jeunes diplômés prennent conscience que la sécurité de l’emploi n’existe plus, et qu’ils ne seront jamais davantage certains de travailler dans une entreprise que s’ils la créent eux-mêmes. Surtout, ils ne supportent plus les contraintes qu’endurèrent leurs parents dans les entreprises nippones. Un tiers des jeunes diplômés recrutés après l’Université quittent leur premier emploi durant les trois premières années.
Le Japon peut enfin compter sur son image à l’étranger. Grâce à la popularité de sa culture de masse, il est un véritable aimant pour la jeunesse mondiale. Il attirera les entrepreneurs tant qu’il restera ce qu’il est : un pays dont la qualité de vie est une des meilleures du monde, où la prospérité est partagée, l’effort reconnu et récompensé, la sécurité assurée.



Mitsuo Okada veut nous simplifier l’internet

Mitsuo Okada poursuit méthodiquement son rêve : inventer une technologie de codage simple et sûre, aux antipodes des codes biscornus que nous devons recopier chaque fois que nous pénétrons une zone sécurisée d’internet. « Nous en sommes à un stade où les hommes ne peuvent plus lire les messages codés qu’ils sont censés recopier alors que les robots, eux, peuvent ! », s’amuse ce jeune homme en tee-shirt dans son bureau spartiate de Shibuya. En 2010, encore étudiant à l’Université de Kyoto, il lançait son projet de recherche, Capy. « À l’université Princeton, 30% des diplômés créent leur entreprise, 50% partent travailler dans des start-ups, et les 20% les plus mauvais partent dans des entreprises classiques », s’amuse Mitsuo Okada.
Capy est devenue une entreprise domiciliée dans le Delaware, financée par le légendaire business angel William Saito. Mitsuo Okada est pourtant basé au Japon. « Je n’ai pas de raison particulière de travailler à Tokyo... sauf que c’est un endroit génial pour vivre », explique-t-il.
Mitsuo Okada inspire nettement plus confiance qu’un cadre d’une blue chip japonaise. « La seule condition préalable au démarrage d’une entreprise, c’est d’accepter de prendre un risque. Si vous travaillez chez JR, vous y êtes jusqu’à la retraite. Mais travailler chez JR aujourd’hui, n’est-ce pas prendre un risque ? Rentrer chez Sony il y a 20 ans vous garantissait une carrière toute tracée. Plus aujourd’hui ; en réalité, vous pouvez perdre votre place du jour au lendemain. Si un jeune diplômé rejoint une start-up comme la nôtre, il intègre un monde où on se serre les coudes, et il apprend beaucoup de métiers en même temps. La stabilité est de notre côté », assure-t-il.

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