L'étoile qu'on ne perd pas
Paul Bocuse a marqué les Japonais et la gastronomie française à jamais
Il est décédé le 20 janvier à 91 ans dans la maison où il est né. Mais en chemin, il a fait un long détour par le Japon. Le matin de l’annonce de sa mort, tous les Japonais ont dit à un proche en ouvrant leur journal : « Tu as vu pour Bocuse ? ». « C’est un Dieu » : Joint par l’AFP, le chef Kazunori Nakatani, en charge de la marque au Japon, parlait encore de lui comme d’un être surnaturel. La profession, à Tokyo comme à Collonges-au-Mont-d’Or, se passait le mot en parlant de « M. Paul ». Comme Christophe Paucod, chef du bouchon lyonnais Lugdunum à Kagurazaka (Tokyo). Lui aussi enfant de Lyon, pro grandi au Japon. « Quand j’ai rencontré M. Paul, c’est comme si j’avais rencontré le pape », se souvient-il. « Dans nos métiers, il a été le premier à penser mondialement. Il nous a obligés à aller ailleurs. Après lui, c’était possible. Qu’on soit crêpier, brasseur, chef, il y a un avant et un après Bocuse », résume Bertrand Larcher, dont les premiers restaurants ont ouvert au Japon.
Mais il y a toujours quelqu’un avant « le premier ». Une personne arrivée trop tôt pour la photo. Cette personne, c’est Shizuo Tsuji, le fondateur de la légendaire école culinaire qui porte son nom. En 1965, ce toqué de gastronomie française débarque à Vienne (Auvergne) une valise dans la main droite et un appareil photo Hasselblad dans la main gauche. Jeune journaliste en voie de reconversion, il a décroché un stage de commis à La Pyramide, le mythique restaurant (premier à avoir obtenu, en 1933, trois étoiles au Michelin) de Fernand Point. Il commence, littéralement, tout en bas de l’échelle : « Shizuo Tsuji était chargé de ratisser le gravier dans la cave à vins » raconte Pierre Béal, qui représente aujourd’hui l’école Tsuji en France. Passionné de gastronomie française, capable de disserter sur Brillat-Savarin comme sur Escoffier ou Vatel, il est remarqué par « Mado » Point, l’épouse de Fernand, qui le prend sous son aile. Un peu plus tard, le chef Raymond Oliver (qui allait prendre en seconde épouse une Japonaise) lui présente un jeune qui fait beaucoup parler de lui : Paul Bocuse.
LA CONQUÊTE
Shizuo Tsuji décide d’amener « M. Paul » au Japon. Au début, ce dernier se fait connaître par des corner de boulangerie, au point qu’on le réduit d’abord à cette seule spécialité. Mais il fait l’effort de venir chaque année donner des démonstrations et des cours, et se crée un cortège de passionnés. Avec le groupe Daimaru, avec Suntory, avec Hiramatsu, Paul Bocuse ouvre des brasseries et des restaurants à son nom dans tout l’Archipel. « Quand il venait, Shizuo Tsuji mobilisait 1000 étudiants pour venir l’accueillir. Quand je suis rentré dans le groupe en 1986, il était un des trois Français connus de tous les Japonais, avec Alain Delon et Catherine Deneuve », se souvient Pierre Béal.
Les Japonais avaient commencé à découvrir la gastronomie française en suivant des recettes à la Escoffier. Dans les années 70, Paul Bocuse rue dans les casseroles avec la « nouvelle cuisine », mais il s’inscrit dans une ligne et un savoir-faire qui se marient merveilleusement avec le respect de la tradition. Les Japonais sont encore en phase d’apprentissage. Ils veulent de la fidélité, non de l’aventure. « Paul Bocuse gardait sa cuisine. Il ne l’altérait pas. L’emballage et la présentation dans l’assiette qu’iladmirait au Japon l’ont un peu influencé, mais ils ne l’ont pas détourné. Pour lui, il fallait toujours que le client puisse reconnaître ce qui était dans l’assiette », observe Pierre Béal.
Shizuo Tsuji et Paul Bocuse deviennent des frères. Le second présente au premier Le Château de l’Éclair à Lièges, au milieu des vignes du Beaujolais. Le Japonais y ouvrira en 1979 une école de cuisine, qui formera, et forme encore (à raison de 200 élèves par an), des milliers de jeunes apprentis à la cuisine française.
UN FESTIN SEUL
Cet extraordinaire appétit a produit d’excellents chefs japonais de cuisine française, non seulement au Japon mais dans le monde, notamment en France ; or l’inverse n’a jamais été vrai. Aucun chef français de cuisine japonaise n’a jamais émergé. « Ça a été la grande frustration de Shizuo Tsuji », raconte un de ses collaborateurs. Mais la carrière météorique de Paul Bocuse dans le ciel japonais a eu une conséquence inattendue, et heureuse, au Japon : l’image du métier de chef, jadis peu considérée socialement dans l’Archipel, a évolué. « Paul Bocuse vient d’un pays où un formidable chirurgien est moins connu que son chef préféré », observe, amusé, un familier des gastronomies des deux rives. Plus tard, la publication du guide Michelin et la mise sous les feux médiatiques des tables étoilées nipponnes achèvera la transhumance des chefs, de la confidentialité des fourneaux au devant de la scène. « Paul Bocuse était toujours très gentil et calme. Il restera pour toujours dans la gastronomie », assure Harumi Osawa, autre figure de la gastronomie japonaise. Les dieux sont les premiers à se rendre compte que l’éternité a une fin.