Littérature

Légende urbaine

Un empereur fatigué de sa vie protocolaire troque sa fonction contre celle d’un moine pour partir à la découverte de Tokyo. L’affaire se révèle être un stratagème mis au point par les dieux pour comprendre ce qu’est la ville.
Amateurs de sciences exactes et de réalisme social, passez votre chemin, c’est un conte. Des geishas y manquent de passer par le fil de l’épée, des bœufs y insultent des moines amnésiques et des joueurs de pachinko s’y trouvent propulsés aux plus hautes fonctions de l’État. Un conte mâtiné de poésie, qui donne lieu à des trouvailles inspirées, « les muscles rabougris, essorés par la longueur des os », et de théâtre, sous la forme de dialogues vifs et non ponctués dont la logique baroque fait penser à celle des kôan (brève anecdote illogique du bouddhisme zen).
 
Du conte, ce récit a la forme générale, un peu intimidante, qui semble cacher des trésors ésotériques derrière des histoires simples. La forme mais pas la fin ; dans ce conte-là, les péripéties plongent une société dans le chaos, sapent les mythes fondateurs de la nation sans que rien de particulier n’augure une amélioration de la situation initiale. Les dernières lignes du texte suggèrent plutôt que l’on s’accommode du désordre du monde au prix de quelques mensonges largement consentis.
À plusieurs reprises, l’histoire laisse espérer une démonstration intéressante : la poésie, mieux que tout autre  médium, est capable de dire ce qu’est Tokyo. Mais le conte s’achève par un éparpillement du manuscrit qui devait permettre cette démonstration.

Le lecteur imaginera donc à loisir ce qu’auraient pu être ces lignes capables de décrire en peu de mots le passé, le présent et l’avenir de la capitale japonaise. Il est aidé en cela par l’interprétation du dessinateur PieR Gajewski à qui l’auteur, Pierre Vinclair, a demandé d’illustrer son récit. Douze dessins réalisés à l’encre de Chine prennent très naturellement place sur les pages épaisses de ce livre qui confine à l’objet d’art. Le plus beau et le plus sobre d’entre eux, peut-être, orne la couverture.

Sous le pinceau de PieR Gajewski, le moine s’avère être un prêtre shinto, un grand écrivain fait la publicité d’un livre qu’il est mort trop tôt pour avoir lu et le jour n’est plus distinct de la nuit à Tokyo. D’un point de vue graphique, le dessin donne au texte français ce qui lui manque naturellement pour atteindre la beauté formelle d’un texte japonais, si bien qu’on se demande, après avoir refermé le livre si l’on n’a pas vraiment lu un conte japonais en langue vernaculaire. Les allusions claires à des événements connus du Japon récent ou contemporain - renoncement de Hiro-Hito à son statut divin,  reproches adressés à la princesse Masako – encouragent cette impression en donnant l’illusion d’un contexte relativement maîtrisé.

Si le lecteur accepte de ne pas lutter contre cette impression, s’il accepte de prendre le conte pour ce qu’il n’est pas, il tirera de sa lecture à la fois le plaisir étrange qu’on éprouve au contact des fables et le plaisir du décentrement que provoquent les littératures étrangères.

L’empereur Hon-Seki, de Pierre Vinclair et PieR Gajewski, éditions Le corridor bleu, 14 euros.


S’il reste un homme

Antonio Pagnotta est connu comme photographe, alors qu’il est un excellent écrivain. Il le prouve une fois encore dans Le dernier homme de Fukushima, portrait du seul Japonais resté dans son village de Tomioka, au cœur de la zone interdite qui entoure la centrale Dai-Ichi après l’accident nucléaire de Fukushima. Naoto Matsumura est éleveur de vaches. Il est resté pour vivre, faire vivre son troupeau et peut-être mourir avec lui. Mourir de lui. Le récit d’Antonio Pagnotta souffre d’interprétations qu’il tire de la catastrophe sur la société japonaise. Dès que ce photographe éloigne son objectif de son sujet, il affaiblit le livre. Mais de tous les ouvrages parus sur la catastrophe de Fukushima, c’est un des plus personnels et des plus universels, car il ne parle que d’un homme : le dernier homme, oui, mais aussi l’homme en trop. Naoto Matsumura doit partir. Ce qu’il fait n’est pas raisonnable. Les policiers viennent le chercher, en combinaison blanche antiradiations intégrale : il les éconduit poliment. Sa famille le fuit. Les médias du monde entier le photographient sous toutes les coutures. Il devient un ermite. Autour de lui, la nature s’enfonce dans le silence. Les grenouilles se momifient. Les cigales se taisent, puis les oiseaux. Hormis Antonio Pagnotta, tout le monde le prend pour un fou ; alors qu’il est sans doute le dernier sain(t). Quand les vétérinaires viennent piquer ses bêtes, les dernières de la région encore en vie, cette force de la nature les implore de les épargner. Les vétérinaires s’en vont, sans toucher aux animaux.

Le dernier homme de Fukushima, d’Antonio Pagnotta, éditions Don Quichotte, 17,90 euros.

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