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Louis Schweitzer (1942-2025) : un Juste entre la France et le Japon par Régis Arnaud

Le Juste
Il y a les hommes d’affaires. Louis Schweitzer, lui, descend d’une lignée d’« hommes d’efforts » ; son grand-oncle Albert Schweitzer, prix Nobel de la Paix ; son père Pierre-Paul Schweitzer, résistant, directeur du Fonds Monétaire International (1963-1973). Enfin peut-être son mentor George Besse, le directeur général de Renault qui l’avait repéré et l’encouragea à rentrer chez Renault avant d’être assassiné en 1986, et chez qui on retrouve la même philosophie. « Le successeur de George Besse, Raymond Lévy, a dit : je fais tout ce que Besse voulait faire. Et il a embauché Louis », raconte Noriko Carpentier-Tominaga, auteur de ルイ・シュバイツァー自叙伝 新たなる使命, une biographie de Louis Schweitzer.
« Schweitzer et le Japon » est une histoire qui commence avant la naissance de Louis en 1942. Les Japonais connaissent en effet très bien le destin édifiant d’Albert Schweitzer, médecin, pasteur, philosophe, objet d’une biographie lue comme un bréviaire par tout écolier bien né dans ce pays. Louis Schweitzer fit pour sa part la découverte du Japon dans sa vingtaine. Alors étudiant, son père l’y avait emmené peu de temps avant les Jeux Olympiques de 1964, pour un de ces voyages exploratoires qu’on fait dans sa jeunesse. En Shinkansen ou au milieu du chantier qu’était Tokyo en pleine reconstruction, il parcourut un pays en plein redressement accéléré. Sans s’en douter, il rencontra celui qui allait devenir un des plus importants hommes politiques nippons de l’après-guerre : le mythique Kakuei Tanaka. Alors ministre des Finances (1962-1965), ce dernier était l’interlocuteur naturel de son père, à l’époque (1963-1973) directeur du Fonds Monétaire International. Louis Schweitzer a raconté plus tard que lors que les deux hommes se rencontraient, il avait en vis-à-vis la fille de Kakuei Tanaka : la jeune Makiko Tanaka, en kimono, dont la beauté faisait tourner les pages des magazines.
L’ « Alliance » Renault Nissan sera bien sûr la grande affaire de Louis Schweitzer avec le Japon. Il la conclut en 1999 avec, côté Nissan, Yoshikazu Hanawa. Les deux hommes s’entendent à l’époque sur le nom de Carlos Ghosn, dont on connait les fortunes et les infortunes. Jusqu’au tournant dramatique de l’arrestation de Carlos Ghosn, le 19 novembre 2018. Quelques heures plus tard, on aperçoit cet homme si cartésien à une réception à l’Ambassade de France, la tête dans les mains, répétant à qui veut l’entendre : « Je ne comprends pas ».
Diplômé de l’ENA, école fondée après-guerre pour renforcer un pays « qui s’était effondré sans même combattre », il avait le service de l’État, et plus largement du bien commun, chevillé au corps. En 2012, Laurent Fabius lui confia, à sa demande, une mission pour le développement de la coopération entre la France et le Japon (Louis Schweitzer avait choisi ce pays). « Il aima s’engager à nouveau pour l’État », raconte Noriko Carpentier-Tominaga. « Je l’ai accompagné dans cette mission et c’est ainsi que nous nous sommes retrouvés, avec l’ambassadeur du Japon, devant le Président Ouatara à Abidjan pour lui exposer le projet que nous avions construit avec nos collègues japonais pour le développement de la ville durable en Afrique en associant les expertises françaises et japonaises, et lui proposer qu’Abidjan en soit le premier terrain d’expérimentation. Une bonne illustration de l'étendue des sujets qu'il aura pu traiter » se souvient Thierry Moulonguet, son collaborateur de longue date.
Au cours de cette mission, il prépara notamment la visite d’État de François Hollande au Japon en 2013, celle du premier Ministre Shinzo Abe en France en 2014, et celle du prince héritier (aujourd’hui Empereur Naruhito) en 2018. Il rendit visite plusieurs fois à ce dernier au palais Impérial, pour des rencontres assez longues, avant que l’irruption du Covid bloque l’accès au Palais impérial et interrompe leurs échanges. Naruhito avait fait savoir qu’il souhaitait continuer à le voir après son accession au trône en 2019 ; ce souhait ne fut pas exaucé.
Louis Schweitzer fut très fréquemment un hôte de la CCI France Japon, donnant toujours de son temps. Il était conseiller spécial du Comité d’Echanges franco-japonais de la CCI Paris Ile-de-France. Il présidait le conseil d’orientation de la Maison de la Culture du Japon à Paris ainsi que la commission internationale des sages (Tenjin Tatsujin) du chapitre Afrique de la fondation Ashinaga, qui vient en aide aux orphelins du monde entier. Par ce dernier engagement, il bouclait la boucle avec son grand-oncle Albert Schweitzer, dont la fondation de l’hôpital de Lambaréné, au Gabon, est l’accomplissement le plus connu de sa riche vie. « Il a toujours aimé travailler avec le Japon, avec la maison de la Culture du Japon à Paris, avec Noriko Carpentier-Tominaga, avec la fondation Ashinaga », raconte son épouse Agnès Schweitzer.
Les anecdotes sur le caractère égal de Louis Schweitzer en toutes circonstances, sur la bonhomie qui épaulait ses capacités intellectuelles exceptionnelles, sont légion, et viennent de toutes les personnes qu’il a croisées. « Lorsque je suis entré chez Renault (1991) à la direction financière, il m’y a accueilli en me disant : « Pour réussir dans la finance, il faut savoir faire une règle de trois et faire preuve de bon sens » … C’était un excellent conseil ! », se souvient Thierry Moulonguet. « Il disait : les gens de Renault, pas : les employés », raconte Noriko Carpentier-Tominaga. « Deux semaines avant son décès, je lui ai écrit pour lui commenter un article paru dans le plus récent numéro du bulletin des anciens de Renault consacré au projet Logan et qui mettait en avant le caractère pionnier dont il avait fait preuve en lançant ce projet qui allait devenir un pilier essentiel de l'entreprise. Il m'a répondu : « Merci cher Thierry pour votre message. C'est vrai que Dacia demeure mon principal sujet de fierté chez Renault ». « Lors de notre dernière conversation, il m’a dit : faites comme si de rien n’était. Restez comme vous êtes », raconte Noriko Carpentier-Tominaga.
La notice Wikipedia en français de Louis Schweitzer le qualifie de « haut fonctionnaire », celle en anglais de « businessman » ; il n’y en a pas en japonais. Un adjectif, parfois substantif, semble le résumer : « juste », dans la sobriété comme dans l’équité.
Il était fou de théâtre mais, ayant conclu qu’il n’était pas fait pour être acteur, embrassa brillamment une carrière plus classique. Louis Schweitzer ne pouvait « jouer juste », incapacité qui rend meilleur celui qu’elle frappe.
Régis Arnaud est rédacteur en chef de France Japon Eco, le magazine de la CCI France Japon.