Mark Karpelès, le loup du Bitcoin

Ce jeune Français, fondateur d'une start-up japonaise, a tenu en haleine la planète financière. Avant de chuter brutalement

L'appel du Japon
Stupeur. Dans la matinée du 26 février, les 1,1 million de clients de la plateforme d'échanges de bitcoins MtGox ont découvert sur la page d'accueil du site de la société un message minimaliste indiquant que toutes les transactions étaient suspendues. Les « comptes » où ils échangeaient des bitcoins contre des devises étaient soudain devenus inaccessibles. Au siège, dans le quartier tokyoïte de Shibuya, les téléphones ne répondaient plus. Et la responsable de la communication lâchait dans un mail succinct qu'elle ne travaillait plus pour le groupe depuis quelques heures.
Deux jours plus tard, l'entreprise officialisait, à l'occasion d'une brève conférence de presse dans une salle exigüe du ministère de la Justice, l'arrêt de ses activités et sa mise sous protection sous la loi japonaise des faillites. L'opinion publique mondiale découvrait alors le visage poupin mais terrifié de Mark Karpelès. Cet informaticien français de 28 ans venait, en moins de trois ans, de propulser sa société au pinacle de la jeune galaxie bitcoin avant d'assister à sa spectaculaire déroute. Un krach d'un nouveau genre, qui a poussé ses clients à dénigrer sur les forums ce qu'ils ont surnommé, en référence à une autre tête brûlée de l'histoire de la finance, le « Wolf of bitcoin street ».
La saga du jeune homme commence en 1985 en Bourgogne à Chenôve, près de Dijon, dans une famille ordinaire de cadres. Initié à la programmation par sa mère géologue dès l'âge de 8 ans, Mark a commencé à travailler très tôt à Paris. Au milieu des années 2000, un BEP-CAP d'Électrotechnique en poche, il est technicien informatique chez Linux Cyberjoueurs. En 2005, il passe trois mois chez Fotovista, qui deviendra plus tard Pixmania. Mais le jeune geek a, comme il le décrit souvent dans ses blogs à l'époque, besoin d'air. Il tente une première expatriation en Israël, pays propice à l'innovation. Mais, six mois plus tard, il est de retour à Paris chez Nexway où il conçoit des logiciels. Passionné depuis son adolescence par la culture pop nippone, il convainc son employeur de partir s'installer pour eux à la mi 2009 au Japon, où il doit développer un site d'hébergement.

Une saga japonaise
Quand Mark Karpelès débarque au Japon il y a quatre ans, les bitcoins sont encore alors inconnues du grand public dans l'Archipel. Cette monnaie virtuelle créée fin 2008 a pourtant officiellement pour créateur un certain Satoshi Nakamoto. Mais ce patronyme semble masquer un collectif de programmeurs anonymes. Leur idée : battre une monnaie virtuelle autogérée. Cette invention naît en pleine crise financière mondiale. Elle touche une corde sensible chez les programmeurs, qui vivent dans un monde qui moque les nations et les monnaies qu'elles émettent.
Très intéressé par le phénomène, Mark Karpelès croise à Tokyo Jed McCaleb, un ancien hacker (pirate) connu dans la communauté pour sa création de la plateforme de partage de fichiers eDonkey, qui au début des années 2000 fut montrée du doigt par les autorités et les majors du divertissement pour son important flux d'échanges de films et de musique. L'informaticien américain s'est alors recyclé dans un site d'échanges de cartes du jeu de société qu'il croit beaucoup plus inoffensif, Magic: The Gathering Online Exchange . Sur sa plateforme, il commence timidement à proposer une mise en relation entre des acheteurs et des vendeurs de bitcoins. Une unité de la devise virtuelle vaut alors moins de 2 dollars.
Mark Karpelès rachète la structure début 2011 par le biais de sa propre société Tibanne, et en conserve les initiales pour la rebaptiser Montgox. Il développe progressivement ses services et l'impose en moins d'un an comme la plateforme la plus utilisée par les amateurs de bitcoins. La place, l'une des rares alors lancées dans un pays développé, accapare même, un temps, jusqu'à 80% des échanges de bitcoins de la planète, dans l'indifférence totale des autorités financières japonaises. Les taux de change qu'il propose s'imposent comme une référence mondiale pour toutes les entreprises débutant sur ce nouveau marché. Fin 2013, un bitcoin s'échangeait à près de 1000 dollars sur le site, qui se paye sur chacune des transactions.
Mais cette ascension fulgurante alimente les pressions sur le groupe. Ce dernier a voulu conserver son indépendance et ne s'est pas associé les services de spécialistes de la finance. Très tôt, les hackers multiplient les attaques contre la structure informatique de la plateforme où des centaines de millions de dollars s'échangent chaque mois depuis la hausse du cours du bitcoin. Dès 2011, des personnes parviennent à pénétrer des comptes de clients et à en voler les bitcoins. Le site est temporairement fermé. Mais il rouvre quelques jours plus tard avec, explique-t-il, des barrières de sécurité plus solides. Et le site reprend sa folle croissance.

L'alerte est donnée
Parallèlement, la hausse des cours du bitcoin interpelle les autorités de réglementation dans plusieurs pays. Elles s'intéressent naturellement au leader du secteur, qui doit sans cesse renforcer ses contrôles pour éviter que le site ne soit utilisé par des clients mal intentionnés. Les trafiquants ont très vite vu dans les bitcoins un moyen idéal de déplacer, en toute discrétion, les sommes colossales générées par leurs ventes de stupéfiants ou autres produits contrefaits. « Nous nous efforçons d'être le plus rigoureux possible. Nous multiplions les procédures de contrôle pour protéger nos clients et garantir la sécurité et la légalité des échanges. Tous nos concurrents ne sont pas aussi scrupuleux », confiait, avant la déroute, Gonzague Gay-Bouchery, le directeur du développement de MtGox. En 2013, le ministère de la Justice américain (DoJ) ouvre une enquête et gèle des comptes américains de MtGox. Cette suspicion inquiète les banques commerciales aux États-Unis. Elles commencent à refuser des virements en dollars provenant de la vente de bitcoins sur la plateforme de MtGox. Les clients se plaignent. La société explique que sa banque japonaise, Mizuho, limite aussi les transferts de devises vers l'étranger et entrave la fluidité des transactions, qui avait fait son succès dans les premières années.
Dans les forums spécialisés, la colère gronde. Des milliers de clients s'orientent vers d'autres bourses d'échange. Ils doutent désormais ouvertement de la capacité de la société à assurer les millions de dollars de virements qui ont pris des mois de retard. Les demandes de retraits s'accélèrent. Le groupe connaît en début d'année la première panique bancaire numérique de l'Histoire. À la mi-février, MtGox annonce qu'il suspend tous les retraits. Quelques jours plus tard, il met fin à son activité.
Fin février, lorsqu'il est apparu, mal à l'aise, acculé sous les flashs et les caméras, Mark Karpelès a expliqué (dans un japonais remarquable) que la chute de son groupe avait été précipitée dans les dernières semaines par le vol des 650.000 bitcoins qu'il gérait. Des hackers auraient profité d'une faille du code originel des bitcoins pour capter ces devises dans la seconde où elles quittent un portefeuille électronique pour un autre. L'explication ne satisfait toutefois pas tous ses clients, qui se sont regroupés pour porter plainte aux États-Unis et au Japon. Fin mars, un mois après sa déroute, MtGox assurait qu'il allait pleinement collaborer avec les enquêtes de la police nippone, et qu'il avait déjà remis des enregistrements des transferts électroniques prouvant le vol. « Nous poursuivons nos efforts pour clarifier la situation le plus rapidement possible et nous redresser », a indiqué dans un communiqué le jeune patron français, dont les mésaventures ont fait plonger le cours du bitcoin. Fin mars, une unité de la devise virtuelle ne valait plus que 578 dollars.

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