Michel Combes : Le Japon demeure un précurseur

FJE a rencontré Michel Combes, pd-g d'alcatel, juste avant l'annonce de son rachat par nokia. meme dans ce nouveau contexte, l'interview n'a rien perdu de sa pertinence.

Quel est le but de votre visite cette fois ?
Il était intéressant de venir maintenant, alors que nous sortons d'une remise en cause stratégique. En général, l'état-major se réunit en France ou aux Etats-Unis. Pour la première fois, je tiens une réunion du comité exécutif du groupe hors de nos bases naturelles. C'est une manière pour Alcatel de s'immerger au Japon, de se familiariser davantage avec les clients japonais et de découvrir les dernières innovations technologiques de ce pays.

Le Japon est une priorité pour vous.
Je suis venu neuf fois en deux ans ! Je crois dans ce pays. Songez qu'en 2008, Alcatel Lucent occupait une part de marché d'1% des télécommunications IP (pour Internet Protocol, méthode grâce à laquelle deux ordinateurs communiquent entre eux) ; aujourd'hui cette part de marché est de 20% ! La preuve que le Japon n'est pas un marché plus fermé qu'un autre. Il suffit de se différencier des nombreux acteurs locaux.

Quelles ont été les étapes de la renaissance d’Alcatel-Lucent ?
Quand je suis arrivé en avril 2013, Alcatel Lucent était en faillite. Elle venait de se refinancer dans des conditions dantesques. Nous avons présenté le plan Shift en juin 2013, qui a reçu la confiance publique, exprimée en contrats, de certains clients et partenaires technologiques. Ce vote de confiance a fait baisser nos taux d’emprunt de moitié, desserrant nos contraintes financières.
Aujourd’hui l’entreprise a retrouvé une vraie fierté, l’envie d’entreprendre, et s’est repositionnée sur des technologies de pointe. La frontière entre le réseau et les centres de données offre un nouveau monde d’opportunités et de menaces pour nous. Nous avons aujourd’hui la crédibilité pour nous imposer dans ce nouveau monde.

Quid de l'innovation ?
Alcatel était une entreprise lourde, grevée par son patrimoine technologique. Elle parie aujourd'hui sur l'innovation et la prise de risque. C'est le fruit de ce que j'appelle une « rétro-acquisition » : Alcatel Lucent avait acheté une petite start-up américaine, TiMetra, que j'ai utilisée pour insuffler de la dynamique dans tout le groupe. Nous avons marié une culture entrepreneuriale de grande entreprise (avec des cadres compétents et des relations clients solides) et le caractère "disruptif" de la start-up (avec un leadership visionnaire et un sens de l'innovation né) pour créer une entreprise d’une nouveau type. Nous sommes les premiers dans les "petites cellules". Dans l'accès fixe, nous inventons toutes les nouvelles technologies d'accélération de transfert des données dans les fils de cuivre. Nous sommes très avancés dans la virtualisation des réseaux.

Où en est Alcatel Lucent ?
L'analyse des résultats montre que Shift fonctionne. Nous avions parié sur un repositionnement stratégique du groupe sur l'IP, le cloud et l'accès très haut débit. En 2012, ces activités représentaient 50% du portefeuille d'Alcatel Lucent et 60% de la R&D. En 2014, elles représentent les deux tiers de notre chiffre d'affaires et près de 90% de notre R&D. Regardez la rentabilité : la marge brute est passée entre 2012 à 2014 de 29 à 34%. Pour la première fois depuis la fusion Alcatel-Lucent en 2006, nous avons généré un flux de trésorerie positif avant coûts de restructuration. Cela a rassuré les investisseurs, nos clients et nos collaborateurs. Mais ce n'est pas le moment de nous relâcher !

Qu’est-ce qui vous attire au Japon ?
C’est un pays en avance. La pénétration du très haut débit atteint 80%, contre 5% en France. Le pays était déjà précurseur pour la 4G ; les Japonais travaillent déjà sur la 5G, prévue pour les Jeux Olympiques de 2020. Le Japon est également en avance sur le volume de consommation de données. Le trafic explose, montrant un besoin de faire évoluer les technologies au cœur des réseaux en intégrant de manière plus étroite les couches optiques. Cette exigence tire notre réflexion en matière de R&D et d’innovation. Nous avons récemment créé à Tokyo un CNC (Customer Network Center). Il ne s’agit pas d’une vitrine technologique, mais bien d’un centre où nos clients viennent pour co-innover sur les futures générations de technologies.

Le Japon a pourtant du mal à internationaliser ses innovations et à imposer ses normes.
Dans nos métiers, il faut devenir mondial. Ceux qui démarrent les premiers ont une chance d’imposer leurs exigences, gagnant du même coup un avantage compétitif certain. Le Japon est le premier à être confronté à l’explosion du trafic et la multiplication des terminaux. C’est donc avec nos clients japonais qu’il convient de réfléchir à la définition de la norme pour que celle-ci prenne en compte les besoins actuels ou à venir de l’industrie. On assiste aujourd’hui à une prolifération des supports, à une popularisation du cloud et à l'explosion du trafic. La valeur est désormais dans la capacité du réseau.

C’est une vraie revanche !
Auparavant, les clients choisissaient plus la marque du terminal que celle de l’opérateur. Le balancier est en train de revenir du côté des opérateurs. La vitesse du réseau devient fondamentale car dans une économie où internet a tout dématérialisé, toutes les données sont stockées dans le cloud. L’opérateur doit être un tiers de confiance à qui on confie son patrimoine numérique, comme on confie son patrimoine économique à son banquier. Les équipementiers comme Alcatel-Lucent vont directement en bénéficier.

Comment analysez-vous la situation économique en France et en Europe ?
Le redressement d’Alcatel-Lucent a montré qu’on pouvait réformer une entreprise en France à condition de réunir un diagnostic clair et partagé, une proposition crédible et une exécution équitable.
En France, il y a des réformes à faire. Elles sont connues. On commence à s’y atteler.
Mon leitmotiv est : la croissance de demain viendra du numérique. Mon inquiétude majeure est le retard pris en la matière par la France et l’Europe et notre naïveté au moment où les Etats-Unis, la Chine ou l’Inde ont fait des nouvelles technologies un enjeu de croissance et de souveraineté. Il faut replacer le numérique au cœur des priorités européennes, faire des investissements massifs dans les infrastructures, et refondre complètement nos règles de concurrence. Ces règles sont aujourd’hui suicidaires car court-termistes, sans vision industrielle stratégique. La fragmentation des marchés numériques en Europe interdit par exemple à de grands acteurs européens de la taille de Google ou d’Ali Baba, d’émerger.

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