Reportage : Le monde flottant de l'éolien

Au large de Fukushima, un projet fou : créer une nouvelle source d’énergie
Comme toujours, une mascotte géante a fait son apparition juste avant le compte à rebours. Puis les officiels, massés dans une petite salle du port d’Iwaki (est du Japon), ont lancé le décompte. Ils ont appuyé sur un bouton factice. Un rideau s’est levé sur un écran dévoilant l’image d’une gigantesque éolienne tournant, en pleine mer, dans un ralenti à peine perceptible. Mais l’absence de vent n’a pas gâché la fête dans la cité qui célébrait la mise en ligne, à 20 kilomètres au large de la centrale de Fukushima-Daiichi située non loin de là au nord, de la première éolienne offshore flottante du Japon. « On touche peut-être du doigt le projet parfait », confie, ému, Eiju Ono, le président de la Chambre de commerce et d’industrie de la ville. Depuis la destruction de la centrale nucléaire voisine, il assiste au délitement de la vie économique de sa cité. « Enfin, on parle de notre avenir. Des centaines de milliers de gens vivent encore ici et ils ont besoin de travailler », rappelle le cadre. Il veut croire que le projet pharaonique initié sur la côte va redonner vie à sa région dévastée en mars 2011.
Depuis plus de deux ans et demi, la plupart des entreprises de la zone sont en souffrance. Le secteur de la pêche, qui employait, avant le tsunami, des dizaines de milliers de personnes, est sinistré. À l’automne, quelques chalutiers ont bien repris la mer, pour la première fois depuis la catastrophe, mais leurs pêches ne servent pour l’instant qu’à alimenter des tests. Les laboratoires ne trouvent que de faibles traces de radioactivité dans les poissons, mais la méfiance des consommateurs persiste, et les espoirs d’une reprise solide des ventes sont maigres. Les PME de logistique, de service et les petits industriels qui travaillaient dans la galaxie de Fukushima-Daiichi sont, elles aussi, mal en point. Les touristes fuient les plages, situées trop près de la zone d’exclusion tracée au compas autour de la centrale détruite. « Avec les éoliennes, nous pouvons peut-être entamer la reconstruction », insiste Eiju Ono.

Un couloir plein de vent
« Dès le départ, cette idée d’une renaissance fut un élément clef du projet », confirme Takeshi Ishihara, un chercheur qui fut le premier à rêver d’un champ d’éoliennes offshore pour le Tohoku. Ce scientifique de l’Université de Tokyo, spécialisé dans les énergies renouvelables, avait visité la région dès 2004 pour mesurer la force du vent sur les côtes, mais également en mer. Il avait alors découvert le formidable potentiel d’un « couloir » situé à plus de dix kilomètres au large. Les vents plus réguliers permettent, en théorie, de générer cinq fois plus d’énergie qu’à terre et les réticences esthétiques des habitants du coin sont en théorie plus faibles. Projetant ses premiers résultats à l’échelle des côtes les plus prometteuses de l’Archipel, Takeshi Ishihara estime que le Japon pourrait disposer au total de 1200 gigawatts d’énergie éolienne offshore. Cependant, précise-t-il, 80% des éoliennes devraient êtres installées sur de gigantesques flotteurs. Le plateau continental japonais plonge abruptement vers de grandes profondeurs et rend impossible la construction de structures fixes.
Séduisant sur le papier, ce projet n’a pendant des années suscité aucun intérêt à Tokyo ou dans le Tohoku. Concentrés au développement du parc nucléaire, les industriels et les électriciens, appuyés par les élus centraux comme locaux, n’étaient pas sensibles au discours sur la nécessité de faire émerger des sources d’énergies renouvelables ou de développer l’indépendance énergétique de la nation. Mais le 11 mars 2011, leurs certitudes se sont effritées avec la destruction de quatre réacteurs de la centrale de Fukushima-Dai-ichi. L’envolée de la facture énergétique, liée surtout aux importations de gaz naturel liquéfié, a encore interpellé les acteurs du secteur. Et le vieux projet de Takeshi Ishihara a été sorti des cartons.
Le 10 novembre dernier, son idée folle s’est enfin concrétisée. Repris par un consortium de dix entreprises, comprenant Marubeni, Hitachi, Shimizu ou encore Mitsubishi Heavy, et financé par des fonds publics, le projet vient de déboucher sur l’inauguration d’une première éolienne blanche haute de 106 mètres, élevée sur un large flotteur jaune. La turbine dispose d’une puissance de 2 MW qui pourrait potentiellement alimenter 1700 foyers. Mais d’autres engins sont annoncés. D’ici mars 2015, deux autres éoliennes, d’une puissance de 7 MW chacune, vont être installées au large de Fukushima. Et des dizaines d’autres, financées par le privé, pourraient suivre. « Ces trois premiers engins vont nous permettre de mesurer la rentabilité du projet et son impact environnemental avant d’envisager un élargissement du parc », explique Yuhei Sato, gouverneur de la préfecture de Fukushima. Un programme encore purement théorique évoque l’installation dans la région, au large, de 140 éoliennes d’une capacité potentielle de 1000 MW (1 gigawatt), équivalente à la puissance d’une centrale nucléaire.

Des coûts exorbitants
Mais pour atteindre cette ampleur, l’éolien flottant doit parvenir à réduire ses coûts gigantesques de conception et d’entretien. Les éoliennes doivent d’abord être assemblées sur leur flotteur de 2300 tonnes dans l’un des grands ports de la côte nippone. Puis elles sont prudemment remorquées au large par une armada d’au moins six bateaux avant d’être ancrées, à 120 mètres de profondeur, par six chaînes de 1800 tonnes chacune. Des câbles électriques sont ensuite tirés vers le transformateur du parc qui est, lui aussi, pour la première fois au monde installé sur une sous-station également flottante. D’autres câbles raccordent cette « annexe » à une centrale classique de l’électricien Tohoku Electric Power, située à terre ; la tension électrique y est de nouveau modifiée avant d’être injectée dans le réseau électrique classique.
Au terme de ce parcours, le prix du kilowatt est estimé à 2 millions de yens, soit huit fois le montant obtenu sur une éolienne terrestre. Pour être commercialement viable, il faudrait que ce prix, tombe selon les estimations de Marubeni, à 500.000 yens par kilowatt. Au total, les trois premières turbines et leurs sous-stations auront représenté un investissement de 22 milliards de yens. « C’est notre mission d’assurer le succès de ce projet », déclarait, en novembre, à Iwaki, Kazuyoshi Akaba, le vice-ministre de l’Économie venu participer au raccordement de la première éolienne. « Dans la région, tant de gens ont souffert de la catastrophe de Fukushima Dai-ichi, que cela faisait sens de faire naître une nouvelle source d’énergie ici même. C’est un symbole fort », a-t-il soufflé, avant de pointer les retombées économiques potentielles pour la zone.
Les entreprises de la région se sont déjà vues promettre une partie de la sous-traitance de la conception et de l’assemblage des turbines qui comptent, chacune, près de 20.000 composants. Si la construction de plusieurs dizaines d’engins était approuvée, un nouveau moteur de croissance serait allumé dans la région, qui se prend déjà à rêver à de futures exportations de sa technologie. « De nombreux pays pourraient, comme nous, recourir à ce modèle énergétique », assure Takeshi Ishihara. Il espère que cette perspective positive aidera à vaincre les dernières résistances à ce projet, et notamment celles des pêcheurs. Eux se plaignent de la densité du réseau sous-marin de câbles, qui compliqueraient grandement la navigation des chalutiers. Dans la ville d’Iwaki, les organisations de pêcheurs n’ont d’ailleurs pour l’instant donné leur feu vert que pour les trois premières éoliennes. D’autres consultations seront organisées en 2015, à l’issue de la cruciale phase d’essai.

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