Y penser toujours, n'en parler jamais
Le Japon refuse l’immigration de travail, mais celle-ci risque de s’imposer par nécessité
"À ma grande surprise les bureaucrates du ministère du Travail commencent à parler d’une politique d’immigration. Mais ils sont terrorisés à l’idée d’évoquer le sujet ouvertement. Car s’ils le font, les médias leur tomberont dessus à bras raccourcis », explique un démographe japonais sous couvert d’anonymat. En parler jamais, y penser toujours : telle est la position du Japon en matière d’immigration de travail. La population étrangère de l’Archipel, à 2,1 millions de personnes, est aujourd’hui la même qu’en 2008 au moment du choc Lehman. L’ouverture des frontières à la main-d’œuvre étrangère est un sujet aussi peu populaire que la dépénalisation du cannabis en France. Cette prudence est partagée du sommet de l’État, où Shinzo Abe a assuré à plusieurs reprises ne pas songer à une politique d’immigration, jusqu’aux syndicats dont les adhérents estiment que l’immigré est un concurrent, en passant par les chercheurs. L’administration campe sur la position arrêtée par ses hommes politiques. Le travail des étrangers est aujourd’hui encore extraordinairement encadré. Il faut par exemple justifier de dix ans d’expérience pour avoir un visa de cuisinier. Même les femmes philippines qui tentent de décrocher des emplois de nourrices sont soumises à des conditions de travail très dures, alors qu’elles sont en demande permanente et qu’elles ne posent aucun problème particulier. « La difficulté d’accepter des étrangers est qu’ils risquent d’acquérir la nationalité japonaise. Nous ne voulons pas nous retrouver dans la situation de la France », déclare crûment Akira Morita, directeur général de l’institut national de la population IPSS avant d’opposer des arguments définitifs à une ouverture du pays : « Le Japon n’est de toute façon pas attirant pour les travailleurs immigrés. Ils peuvent aller partout sur la planète, où ils seront mieux payés qu’au Japon. Et leur propre pays leur offrira bientôt le même salaire que le nôtre ». Etona Ueda, de l’institut de recherches Nomura, est du même avis : « toute l’Asie souffre du manque de main-d’œuvre. Le Japon n’est pas assez attractif. Nous devons favoriser la robotisation de la société au lieu du recours à l’immigration », estime ce chercheur. Seuls les milieux patronaux, à mots couverts, se prononcent en faveur d’une politique d’immigration.
Pas d’alternative
Et pour cause. « Il n’y a pas d’alternative : le Japon doit utiliser davantage la main-d’œuvre étrangère », martèle Hiromichi Shirakawa, économiste en chef de Crédit Suisse. Deux secteurs d’avenir sont particulièrement en manque. Selon le ministère de la Santé, le secteur des soins pour personnes âgées a besoin de 2,5 millions de personnes d’ici 2025. C’est l’année durant laquelle les baby-boomers intégreront la tranche d’âge des plus de 75 ans, faisant exploser la demande de soins. L’autre secteur d’avenir est celui du tourisme. Cette industrie emploie aujourd’hui 8,3 millions de personnes, mais elle a besoin de 400.000 personnes de plus pour subvenir à l’explosion de la demande de ces nouveaux clients. Pour répondre à cet afflux avec des Japonais le gouvernement doit soit augmenter la taille de la population active, soit encourager la mobilité professionnelle. Mais aucune de ces options n’est satisfaisante, explique Hiromichi Shirakawa. D’après ses calculs, sur les quatre millions de personnes qui pourraient rejoindre la population active, seul 1,2 million (en majorité des femmes de 45 à 64 ans) pourrait travailler. Quant à la mobilité professionnelle, elle demeure bloquée par un régime du licenciement très strict. « Les seules personnes professionnellement mobiles sont celles qui ont pris leur retraite », résume Hiromichi Shirakawa.
Une solution qui s’impose
Pourtant le nombre de travailleurs immigrés est en progression exponentielle. Ils sont aujourd’hui 908.000, soit 300.000 de plus (+49%!) qu’en 2009. Un tiers d’entre eux sont chinois. Le groupe le plus important est composé d’étrangers ayant des ancêtres ou un conjoint japonais, suivi par les étudiants étrangers et les « stagiaires techniques », catégorie passe-partout dans laquelle le ministère du Travail inclut des étrangers prétendument en formation alors qu’ils effectuent souvent des travaux de base. Ces travailleurs seraient-ils les premiers cobayes d’une politique d’immigration qui ne dit pas son nom ?