Entrez dans l'ère glaciaire

L’implantation réussie de Picard montre la santé de la marque "France". Reste à voir si leur offre convaincra les Japonais d'adopter le surgelé.

On n’avait pas vu telle affluence pour une marque française depuis l’ouverture d’Hermès à Ginza. Le géant français du surgelé Picard a ouvert le 23 novembre son premier magasin nippon dans l’artère tokyoïte ultra-chic de Kotto-dori. Ravies, les Japonaises faisaient la queue en rang, noyautées par des mères de famille françaises en manque d’escargots, de saumon en croûte ou de petits fours surgelés. "Nous avons réalisé trois fois nos objectifs de vente", assurait Akiko Yoshikawa, une porte-parole de Picard, au terme de la première journée. Deux ouvertures ont suivi depuis dans d’autres quartiers huppés de la capitale.

Picard doit son arrivée ici au distributeur Aeon. Les liens d’Aeon avec la France sont anciens. Le groupe avait racheté les huit magasins Carrefour en 2005 après que ce dernier ait plié bagage au bout de quatre ans. Pour cette nouvelle aventure, lancée il y a trois ans, Aeon a créé “Aeon Saveur”, filiale d’une quinzaine de per- sonnes emmenée par l’énergique Michiko Ono. Aeon croit dans Picard. L’ouverture de magasins a suivi 18 mois de tests dans quelques corners de supermarchés Aeon. "Nous avons déjà 200 produits référencés, contre 50 au début" déclare fièrement Akiko Yoshikawa. Le distributeur a choisi de placer la marque en plein quartier du luxe et de jouer sur l’origine "France", espérant passer outre les réticences des consommateurs japonais au surgelé. Pour l’instant les foyers nippons accordent une valeur extrême à la fraîcheur, qui correspond à des habitudes d’achat par périodes courtes, pour remplir les petits frigidaires de leurs appartements exigus. "Le marché japonais du surgelé est trois fois inférieur à celui de la France pour une population deux fois plus importante. 50% des produits surgelés au Japon est à destination des plateaux-repas dits bento, et 10% est composé de nouilles instantanées", détaille Stefano Moretti, directeur international de Picard. Depuis vingt ans la production d’alimentation surgelée stagne en volume et en valeur selon l’association professionnelle du secteur. Mais pour les femmes qui rejoignent la population active, les jeunes qui se tournent vers le célibat, et la "génération M" (pour "mûre") des plus de 65 ans, le surgelé devient une attirante solution de commodité. Or avec 1200 produits référencés et des ambitions internationales, Picard est très bien positionné. "Nous pouvons suivre en temps réel la température de nos cargaisons en bateau. Nous avons des magasins à Madagascar et à la Réunion. La chaîne du froid, on connaît", martèle Stefano Moretti.

UNE NOUVELLE ÉTAPE

L’arrivée de Picard est aussi une étape dans la stratégie de différenciation des grands distributeurs. Comme ses concurrents, en particulier Ito-Yokado, Aeon veut se diversifier et monter en gamme. Dans un marché intérieur morcelé et en rétrécissement démographique, supermarchés et konbini sont à la lutte pour de minuscules marges. Or les nouveaux concepts apportent une bouffée d’air frais. Ito-Yokado par exemple soutient les chaînes d’épicerie fine Seijo Ishii et Kaldi. "Ces acteurs vendent des produits de niche sur lesquels la concurrence ne se fait pas sur les prix", observe le représentant à Tokyo d’un grand groupe français d’agroalimentaire. Aeon fait de même avec Picard, où la carte française est jouée à fond. Picard met aussi beaucoup en avant le label "Bio" de ses produits. L’arrivée de Picard au Japon fait débat. "Je ne comprends pas cette alliance, confesse Nigel Muston, qui analyse le secteur pour CLSA. Aeon est une chaîne de supermarchés pour familles populaires en banlieue. Ils ne vont pas se développer dans le haut de gamme à partir de leur investissement dans Picard. À moyen terme le vrai lieu de croissance des produits surgelés sera les konbini, pas les supermarchés. Déjà Seven Eleven a développé ses produits surgelés sous sa propre marque à destination des femmes actives".

LA HAUSSE DES PRIX

Picard se permet d’autre part des prix élevés, relevés par les journalistes locaux. Ainsi le site de vente en ligne propose-t-il le paquet de 6 gaufres à 8 euros (951 yens), contre 2,70 euros en France. "Vos Formules express sont à 2 euros en France mais à 580 yens (5 euros) au Japon ; c’est normal ?" demande benoîtement un journaliste japonais à Stefano Moretti le jour de l’ouverture du magasin. "Il faut prendre en compte les coûts d’acheminement. Nos prix sont en moyenne 40% plus élevés qu’en France, ce qui est un différentiel plutôt modeste par rapport aux prix dans nos six autres marchés étrangers", se défend-il. Ce positionnement enferme Picard dans l’alimentation française, haut de gamme et exotique, le cantonnant parmi les "produits d’accompagnement" (desserts, petits fours) du panier traditionnel de la ménagère nippone. Le représentant français d’un groupe agroalimentaire au Japon vient défendre l’investissement d’Aeon. "Aeon met en place une stratégie de marques pour Picard : d’abord multi- plier les ouvertures dans des lieux prestigieux comme Meguro ou Aoyama, avant de redescendre dans les quartiers populaires. Je pense que c’est très intelligent". La marque s’autorise tous les espoirs : "En France nous avons 1000 enseignes. On ne va peut-être pas aller jusque-là au Japon, mais il est vrai qu’on veut devenir une adresse de proximité pour les Japonais" assure Stefano Moretti. Il espère se développer en Asie à partir du réseau d’Aeon sur le continent. Et pourquoi ne pas développer une gamme de produits asiatiques à destination du marché français ? "Pourquoi pas exporter des sushis congelés vers la France ?", plaisante à moitié Stefano Moretti.

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